En région, dans les grands centres et même dans les zones côtières, il est difficile d'acheter et de manger du poisson québécois. Pourtant, l'estuaire et le golfe du Saint-Laurent sont remplis de poissons et de fruits de mer savoureux, dont les stocks sont en santé, et qui pourraient être pêchés et commercialisés de façon propre et juste. Pourquoi n'y a-t-on pas accès?

La chroniqueuse Marie-Claude Lortie et le photographe Robert Skinner se sont rendus aux Îles-de-la-Madeleine pour tenter de ferrer quelques réponses.

Levez-vous à 3h du matin durant la saison de la pêche au homard, et allez vous promener sur les quais d'un port des Îles-de-la-Madeleine pour regarder les pêcheurs partir au large. Partout, vous verrez la même chose: sur le pont des bateaux, des cageots et des cageots remplis de plies et de maquereaux bien dodus, comme ceux que l'on mange au Café Birks ou à la Brasserie T!.

Pourtant, aux Îles, c'est de la «boëtte», l'appât que les pêcheurs mettent dans les casiers pour attirer les homards.

Chaque fois qu'ils lèvent une «cage», ils en retirent les crustacés, enlèvent le vieil appât et en remettent un nouveau. Le vieil appât -des poissons un peu triturés mais aussi, souvent, intacts- est ensuite tout simplement jeté en mer, à l'écart des zones à homards, pour le plus grand bonheur des goélands et des loups marins.

Il y a quelques décennies, quand le poisson était considéré comme une ressource inépuisable, de telles scènes ne faisaient sourciller personne. Aujourd'hui, quand on sait à quel point la surpêche et les techniques destructrices ont chamboulé la mer, dévasté les stocks et fragilisé notre accès au poisson de consommation, la dilapidation de toute cette chair comestible a quelque chose d'ahurissant.

Si on regarde de près comment la pêche fonctionne au Québec et comment elle réussit ou ne réussit pas à approvisionner la clientèle québécoise, on réalise que le gaspillage de bon poisson en appâts, que plusieurs dénoncent mais que bien d'autres défendent en disant qu'il faut bien utiliser quelque chose pour attirer les homards et que, sans ça, la pêche est impossible, n'est pas la seule anomalie.

À Cap-aux-Meules, en plein mois de juin, Pierre Deraspe, de La Poissonnière, grossiste et détaillant en poissons, explique qu'il a de la difficulté à trouver des produits locaux. «Oh oui! Même si je suis dans une île, en pleine mer», lance-t-il. Ce jour-là, dans ses étalages, il y a du saumon du Nouveau-Brunswick, un peu de morue de Terre-Neuve décongelée, de grosses crevettes asiatiques qu'il vend mais qu'il ne consomme plus depuis qu'il a vu de ses yeux -et senti- les conditions d'élevage en Thaïlande. Évidemment, il y a aussi du homard des Îles, des moules, des pétoncles, un peu de flétan...

Mais son offre ne ressemble en rien aux petits marchés à poissons que l'on voit sur les côtes portugaises, espagnoles ou italiennes, garnis d'une multitude de bêtes ruisselantes de toutes les couleurs et de tous les formats, sorties de l'eau le matin même.

«Moi, mon rêve, ce serait de revenir au port avec tous mes poissons, un peu de ceci, un peu de cela, et de nourrir mon monde. Mais je ne peux pas», explique Ghislain Cyr, pêcheur. Quand il peut prendre du flétan à la palangre, une pêche à l'hameçon, Cyr fournit les restaurants montréalais Toqué! et Au Pied de cochon, notamment. Mais quotas et règlements stricts, inspirés surtout par les besoins de la pêche à très grande échelle, limitent constamment sa marge de manoeuvre de pêcheur «de niche». Pourtant, sa clientèle montréalaise est prête à payer le prix pour ses captures.

En attendant ses fenêtres de pêche au poisson de fond, Cyr vend donc plutôt sa plie, surtout sur le marché de la «boëtte», pendant la saison du homard.



Encore la «monopêche»

Partout on entend dire qu'il y a de moins en moins de poissons dans les océans. Qu'il faut changer notre façon de le consommer. De le pêcher. Qu'il faut délaisser les élevages industriels polluants pour favoriser les élevages intelligents, mais surtout la pêche durable. Qu'il faut manger «local».

Mais que fait-on au Québec pour trouver des solutions à ces nouveaux défis?

Où sont vendus nos poissons québécois? Comment se fait-il qu'on a de la difficulté à en trouver non seulement en ville, mais aussi sur les côtes?

Si on remonte un peu en arrière, on comprend, grosso modo, qu'au Québec, la pêche à la morue a longtemps dominé le marché. La ressource était si abondante qu'il n'y avait pas de raison de se casser la tête pour miser sur de nouvelles pêches. La rareté des ressources et les obstacles à la pêche, qui ont forcé la débrouillardise et permis, en Europe ou en Asie notamment, l'avènement de cultures culinaires maritimes où la moindre bestiole est cuisinée, n'ont jamais oeuvré ici.

C'est le moratoire fédéral de 1993, en bloquant la pêche à la morue dans le Golfe pour cause d'alarmante décroissance des stocks, qui a obligé le secteur des pêches à se transformer. Le homard et le crabe sont alors ressortis du lot comme des ressources lucratives et intéressantes.

Aujourd'hui, leur pêche est de plus en plus balisée pour que les crustacés ne subissent pas le même sort que la morue. Mais quand on regarde l'accent qui est mis, par exemple, sur la pêche au homard aux Îles-de-la-Madeleine, peut-on dire que la mentalité «monopêche» qui a fait tant de mal à la morue a réellement changé?

«Le homard est roi», dit le pêcheur Ghislain Cyr. «La pêche au homard contrôle la saison», dit Johanne Vigneau, propriétaire de La Table des Roy, un des meilleurs restaurants des Îles.

La vaste majorité des pêcheurs s'y consacre. Ce sont surtout leurs intérêts qui sont représentés par l'Association des pêcheurs des Îles-de-la-Madeleine, principal interlocuteur du gouvernement quand vient le temps de décider qui pêche quoi et quand. Léonard Poirier, directeur de l'Association, dit que son organisme représente 80% du volume de pêche, 1000 personnes, «surtout» des homardiers.

Selon M. Cyr, c'est pratiquement toujours leur point de vue qui finit par primer et il est donc difficile, dans ce contexte, de convaincre le Ministère de rendre les quotas plus souples mais aussi plus pointus pour satisfaire les autres types de pêcheurs minoritaires. «Ce n'est pas gérable», indique M. Poirier.

Pourtant, la demande pour une diversification de la pêche est là.

Évidemment, il y a tous ces grands distributeurs -surtout américains et japonais- qui prisent nos ressources. Selon M. Poirier, 70% de la demande vient de l'extérieur. Et pour certains produits, comme le crabe, les Japonais peuvent acheter jusqu'à 95% de la production d'une usine de transformation.

Mais il y a une demande québécoise pour autre chose. Du homard, oui, mais aussi des coquillages et du poisson, notamment dans les produits de haut de gamme utilisés par les restaurants de Montréal et des zones touristiques. Les chefs de Montréal se plaignent de ne pas avoir plus de poisson québécois.

«Il y a d'autres pêches que le homard», rappelle Mme Vigneau, qui aimerait profiter d'un approvisionnement plus stable de flétan et de raie, durant la saison touristique au moins. «Pouvez-vous croire que, pendant l'été, il faut parfois commander du poisson à Montréal?»

L'an dernier, Pêches et Océans Canada a accepté de mener un projet-pilote pour saupoudrer les quotas durant tout l'été afin de rendre le poisson frais accessible au marché touristique des Îles. Sera-t-il reconduit? «Je ne sais pas, nous a répondu Marcel Boudreau, de Pêches et Océans. Ce sont les participants qui établissent les modalités.»

Photo Robert Skinner, La Presse

Les pêcheurs partent à 3h du matin durant la saison de la pêche au homard.

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Et l'élevage?

Pour la pêche aux pétoncles, pas besoin de Gravol. On est sur le lagon à l'intérieur des Îles-de-la-Madeleine. La mer est calme. Ma seule source d'inquiétude est l'absence totale de garde-fou au bord du ponton de pêche d'où Sylvain Vigneau et son aide-pêcheur remontent les paniers de pétoncles qu'ils élèvent sous l'eau.

«Il faut que ce soit bien fermé, dit-il en montrant les cages. Les pétoncles, on ne s'en doute pas, mais ça nage! Comme des Pac-Man!»

Vigneau est l'un des hommes forts de Culti-Mer, entreprise qui a tourné le dos aux pétoncles arrachés au fond des mers à la drague, technique de pêche très destructive, pour préférer l'élevage.

«Le problème des pêches, entendons-nous: ce n'est pas le petit Jésus qui a décidé de nous punir, lance Sylvain Vigneau. C'est la surexploitation!»

La drague, explique le pêcheur-éleveur, qui a une formation en biologie, «c'est pire que la coupe à blanc parce qu'on vide la ressource et on détruit le milieu de vie des larves aussi».

À Culti-Mer, on récolte plutôt les larves au grand large, au filet, puis on les met dans de grands paniers flottants, dans le lagon central des Îles, pour laisser les pétoncles grandir à l'abri des prédateurs. On ne les nourrit pas, donc il n'y a ni pollution ni l'allocation controversée de biomasse associée à d'autres élevages (il faut de 4 à 5 kg de farine de poisson pour produire 1 kg de saumon).

Les pétoncles Princesse sont notamment vendus frais au Laurie-Raphaël ou au Toqué!,  à Montréal. «C'est génial, comme produit», souligne Johanne Vigneau, de La Table des Roy, un des bons restos des Îles. On trouve aussi des produits congelés dans certains commerces. Mais ce n'est qu'un début. Et la demande est encore à construire.

Sylvain Vigneau aimerait élargir avec d'autres produits: il travaille déjà la mye (palourde), s'intéresse au couteau de mer, un coquillage savoureux. Mais encore faut-il convaincre les Québécois d'en manger et les marchands d'en offrir. «La mise en marché, dit-il, ça coûte très cher.»

Photo: Robert Skinner, La Presse

Les pêcheurs de homards Claude Nadeau et son fils Martin, sur leur bateau. La pêche au homard en mène large aux Îles-de-la-Madeleine, comme la pêche à la morue avant le moratoire de 1993.