Le débat sur la laïcité est mal engagé, estime la sociologue Micheline Milot, coauteure du nouvel essai Laïcités sans frontières*, codirectrice du Centre d'études ethniques des universités montréalaises et signataire du Manifeste pour un Québec pluraliste. Discussion sur la prière à Saguenay, le kirpan à l'Assemblée nationale, le voile dans les institutions publiques et une certaine confusion entre la laïcisation et la sécularisation.

Q Vous soutenez que le débat sur la laïcité est mal engagé. Pourquoi?

R La laïcité, ça signifie que l'État ne doit pas définir ses lois en fonction d'une religion et qu'il doit protéger la liberté de conscience et l'égalité des citoyens, peu importe leur appartenance religieuse. Elle concerne donc le politique, et non les moeurs ou la façon de vivre en société. Ces droits sont déjà garantis par les lois ainsi que par les chartes québécoise et canadienne. Dans le débat sur le kirpan ou le voile, on confond les concepts. On utilise le mot laïcité pour parler d'un autre sujet: la visibilité des signes religieux dans l'espace public. Et, de façon plus générale, l'intégration des minorités religieuses dans une société qui se sécularise - c'est-à-dire une société où les citoyens eux-mêmes cessent de croire et de se conformer à des normes religieuses sans être rejetés.

Q Selon vous, nous souffrons d'«amnésie collective» ?

R Oui. La France a instauré en 1905 une loi pour séparer l'État de la religion. Durant les débats, un député a décrit le Canada comme l'un des pays où cette séparation était effective. En 1834, il n'y avait plus d'Église d'État au Canada et au Québec. On oublie nos acquis historiques. Bien sûr, cela ne signifie pas que la religion n'a pas continué d'influencer la société de façon importante, comme dans les écoles et les hôpitaux. Mais il ne faut pas confondre l'influence de la religion dans la culture et dans les lois.

Q Le Parti québécois veut adopter une «charte de la laïcité». Qu'en pensez-vous?

R Ça n'ajouterait rien au droit. La liberté de conscience est déjà protégée; l'État n'adopte pas de loi et ne discrimine pas en fonction de la religion. Une telle charte vise un autre objectif. On veut se doter d'un outil pour interdire le port de signes religieux, surtout non chrétiens, dans la sphère publique.

Q Ce n'est peut-être pas de la laïcité à proprement parler, mais est-ce un projet légitime? Par exemple, ne peut-on pas demander à un employé de l'administration publique d'enlever son turban, son voile ou un autre signe religieux ostensible, comme engagement symbolique à ne pas laisser ses croyances interférer dans son travail?

R Cette demande est lourde de sous-entendus. On laisse entendre que les signes religieux menacent l'identité nationale, nuisent à l'adhésion aux valeurs communes et empêchent une personne de faire son travail de façon impartiale. Il faudrait prouver que cette menace existe et que l'interdiction permettrait de la contrer. On ne peut pas fonder des lois sur des a priori. Est-ce qu'une infirmière qui porte le voile traite différemment les patients? Fait-elle moins bien son travail? Il n'y a pas de preuve. Autre chose: même si elle ne porte pas de signe religieux, une personne pourrait quand même faire intervenir ses croyances de façon discriminatoire dans son travail. Et je ne parle pas forcément de croyances religieuses. Ça pourrait être du racisme ou de la misogynie, qui sont invisibles, mais très nocifs. Il faut rappeler qu'environ 5% des Québécois sont croyants et non chrétiens, et que parmi eux, seulement 20% se disent pratiquants. On parle de microminorités.

Q Les élus québécois ont adopté récemment une motion unanime pour appuyer la décision du service de sécurité de l'Assemblée nationale, qui avait interdit à des sikhs de garder sur eux leur kirpan (couteau rituel également interdit dans les avions et à l'ONU) pour comparaître en commission parlementaire. Cette motion était-elle justifiée?

R Il faut rappeler que les sikhs avaient été prévenus la veille de cette interdiction et qu'ils sont quand même venus avec leur kirpan. Mais je pense néanmoins que la mesure était disproportionnée par rapport à l'objectif. C'est le genre de cas qu'on aurait pu régler avec un outil critiqué, mais pourtant très bien adapté, l'accommodement raisonnable. On aurait pu rendre le kirpan inoffensif avec une enveloppe spéciale ou en émoussant sa lame. Ç'aurait été un arrangement relativement simple. Quant à la motion unanime de l'Assemblée nationale, elle envoie un signal très lourd. Elle indique que l'Assemblée ne fera jamais d'accommodement.

Q Certains soutiennent que c'est le nouvel arrivant qui devrait s'adapter à la culture majoritaire, et non l'inverse. Que répondez-vous à cet argument?

R Il y a là beaucoup d'hypocrisie. On fait comme si l'intégration reposait en grande partie sur la conformité visible, comme s'il fallait paraître non croyant pour devenir un bon citoyen. On oublie que la majorité (environ 70%) de l'immigration québécoise est choisie. Au risque de caricaturer, quand on cherche à attirer de futurs immigrants, on ne leur dit pas: «Venez au Québec sans vos signes religieux, car ce qu'on recherche, c'est un individu dépouillé de ses croyances!»

Q Parlons maintenant de la religion de la majorité. Que pensez-vous de la décision de garder le crucifix à l'Assemblée nationale?

R Rappelons d'abord le contexte. Il s'agissait d'une motion sans préavis adoptée dans la foulée du rapport Bouchard-Taylor. Les élus voulaient montrer à la population qu'ils veillaient à préserver les valeurs québécoises. C'était de la stratégie politique. Mais, encore là, cela révèle certains malaises et contradictions. On veut effacer les signes religieux de l'espace public, sauf ceux liés à la culture majoritaire. Pour le justifier, il a fallu faire une contorsion. La motion présentait le crucifix comme un symbole de notre patrimoine historique, et non comme un symbole religieux. On voit aussi ce genre de contorsion ailleurs. En France, c'est au nom de l'ordre public, et non de la laïcité, qu'on a voulu interdire le voile dans les écoles. Sinon, la loi aurait été inconstitutionnelle.

Q Que pensez-vous de la prière au conseil municipal de Saguenay?

R S'il le souhaite, le maire Jean Tremblay peut bien demander personnellement l'aide de Dieu pour sa vie politique. Le problème, c'est qu'il représente tous les citoyens, pas seulement les catholiques pratiquants. On ne peut pas imposer la prière à tous. C'est comme s'il disait qu'il existe deux catégories d'élus: ceux qui croient et font un bon travail, et les autres. À la suite de la décision du Tribunal des droits de la personne, il aurait pu trouver une meilleure solution que l'escalade de contestations judiciaires. Au lieu de la prière, Saguenay aurait pu observer une minute de silence, comme c'est le cas à l'Assemblée nationale.

*Beaubérot, Jean et Milot, Micheline. Laïcités sans frontières, Seuil (La Couleur des idées), février 2001; 352 pages; 37,95$.