L'endettement, c'est «un monstre à plusieurs têtes», nous a dit l'une des personnes interrogées pour la présente série sur l'endettement. Cela résume parfaitement la pensée de tous ceux qui se trouvent dans la même situation qu'elle et qui vivent la même impuissance. Certes, il arrive souvent que les consommateurs fassent preuve d'insouciance, mais que penser des banques, si volontiers prêteuses?

Il y a celle qui se dit golfeuse, sorteuse et voyageuse. Il y a cette autre qui se désole d'être tellement endettée qu'elle n'a même pas assez d'argent pour un petit massage. Il y a aussi cette femme heureuse en amour mais aux prises, comme son homme, avec le «démon du crédit».

Bien sûr, parmi nos interviewés et parmi les gens qui, en quête de conseils, défilent dans les bureaux des associations coopératives d'économie familiale (ACEF), il y a la mère de famille monoparentale qui n'a pas eu de chance ou celui qui gagne un maigre salaire. Mais il se trouve souvent aussi des gens dont les revenus devraient normalement leur permettre de boucler leurs fins de mois sans peine. Avec quelques gâteries en prime.

«Avant, on voyait presque uniquement des assistés sociaux. De nos jours, on conseille autant des gens qui ont de bons revenus mais qui ont perdu pied», dit Clémence Gagnon, conseillère budgétaire à l'Association coopérative d'économie familiale de Québec.

Le problème, poursuit-elle, «c'est que les gens sont nombreux, aujourd'hui, à considérer leur marge de crédit comme un actif à part entière».

Comme le fait remarquer Marie Lachance, professeure en sciences de la consommation à l'Université Laval, le mode de vie des gens a beaucoup changé. Les luxes d'hier sont souvent de banales habitudes aujourd'hui. «Même pendant la récession, les restaurants étaient pleins. Et si j'essaie d'obtenir un rendez-vous en massothérapie, il faut que je m'y prenne à l'avance parce que c'est très couru. Autre exemple frappant: à l'Université Laval, où je travaille, le pourcentage d'étudiants qui viennent à l'université en automobile ne cesse d'augmenter.»

«Dans le temps, être endetté, c'était honteux, poursuit Mme Lachance. C'était un gros secret de famille. Ce n'est plus le cas.»

«On est dans la quintessence de la consommation immédiate!» lance en riant Jacques Nantel, professeur à HEC-Montréal.

Les banques ont aussi leurs torts. «Les émetteurs de cartes de crédit savent pertinemment qu'un certain pourcentage des détenteurs feront faillite», poursuit-il.

Ce qui agace surtout M. Nantel, «c'est que la plus grande partie des revenus des émetteurs de cartes de crédit est justement basée sur les consommateurs qui n'ont pas les moyens d'acheter, mais qui ont le sens moral de rembourser ce qu'ils doivent, à fort taux d'intérêt. Ce sont ceux-là, qui ont encore la conscience morale d'acquitter leurs dettes, qui font tourner la machine.»

Autre source d'inquiétude pour M. Nantel: la structure de la dette. «Nous en sommes à un point où une partie importante de cette dette - près du tiers - est constituée de dettes courantes à court terme.»

Mme Gagnon, de l'ACEF, ne compte plus les gens qui ont pris la énième carte de crédit pour régler le paiement minimal de celles qui sont déjà saturées. À partir de là, bonjour la débandade. Elle aussi montre les banques du doigt. «L'institution qui offre la quatrième ou la cinquième carte de crédit devrait vérifier le dossier de la personne et s'abstenir de lui donner une autre carte quand elle est déjà dépassée par ses dettes.»

Il est aussi étonnant de constater à quel point les gens ignorent ce qui les attend quand ils ne paient que le solde minimum. «Je fais souvent l'exercice de demander aux gens le taux d'intérêt de leur carte de crédit. Ils n'en ont souvent pas la moindre idée», relève Martin Poirier, syndic chez Lemieux Noël.

Dans une étude de Marie Lachance et autres publiée en 2005, 43% des jeunes adultes interrogés ignoraient même qu'ils devaient payer des intérêts s'ils ne faisaient que le paiement minimum.

Simon, qui est dans la cinquantaine, le savait pertinemment, et pourtant... Encore aujourd'hui, il possède une dizaine de cartes de crédit.

Au fil d'années de vaches grasses, à gagner plus de 200 000$, il s'est mis à acheter des maisons à petits prix, aux États-Unis. Il en a acheté une, puis deux, puis cinq. «Je me suis dit: quelle belle occasion! Les prix sont tellement bas, ça ne peut que remonter. Je me suis trompé.»

La valeur des maisons, situées dans des quartiers mal famés, s'est effondrée. N'empêche, encore récemment, il s'est offert, à crédit, un voyage à l'autre bout du monde.

«Je ne peux pas faire faillite puisque ma blonde a endossé mon hypothèque. Reste à espérer que les affaires reprennent et que je retrouve mes revenus d'avant.»

Depuis quelques mois, le gouvernement fédéral oblige les banques à écrire sur les cartes de crédit combien de temps il faudrait aux gens pour tout payer s'ils ne font que le paiement minimal. Ça en a fait bondir plus d'un, dont un certain Hugo. «Avec mes deux cartes, j'en ai respectivement pour 140 et 60 ans!»

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Avec ou sans l'hypothèque?

Le fait que le taux d'endettement des Canadiens par rapport à leur revenu disponible ait atteint le record de 148,1% a fait grand bruit en décembre. Cet inquiétant taux doit cependant être relativisé puisqu'il inclut l'hypothèque alors qu'une maison est tout de même un actif.

Pour une idée plus juste de la situation, mieux vaut peut-être regarder le taux d'endettement à la consommation, qui ne tient compte que du ratio entre le crédit (soldes impayés des cartes de crédit, marge de crédit et prêts personnels) et le revenu personnel disponible. À 38%, ce ratio, inégalé, fait en sorte que les Canadiens arrivent à ce chapitre en tête de liste des 20 pays de l'OCDE étudiés.

Un sondage mené en 2007 par l'Association des comptables généraux du Canada illustre la réalité de façon encore plus concrète. Selon ce sondage, 1 ménage sur 10 serait incapable de payer une dépense imprévue de 500$. En septembre 2010, un sondage réalisé par l'Association canadienne de la paie allait dans le même sens: 59% des répondants affirmaient qu'ils auraient de la difficulté à s'acquitter de leurs obligations financières si leur chèque de paie leur était remis une semaine plus tard que prévu.