La plus importante association de camionneurs artisans du Québec accuse le ministère des Transports (MTQ) de fermer les yeux sur un système de «tricherie généralisée» qui prive ses membres de plusieurs dizaines de millions de dollars de revenus.

Dans une entrevue à La Presse, les dirigeants de l'Association nationale des camionneurs artisans (ANCAI) ont affirmé que, sous l'oeil indifférent de surveillants de chantiers complaisants, de nombreux entrepreneurs contournent la clause qui garantit aux camionneurs locaux 50% du transport en vrac (gravier, sable, etc.).

L'Association, qui avait assiégé l'Assemblée nationale et une bonne partie de la ville de Québec avec 2000 camions pendant plus de deux semaines il y a 20 ans, et qui a participé au blocus de plusieurs régions du Québec presque 10 ans plus tard, est maintenant sur le pied de guerre.

Elle réclame une loi afin de protéger le système de courtage qui a survécu à la déréglementation du secteur, au début des années 2000. Ce système a permis l'an dernier de distribuer aux 4500 membres de l'ANCAI 300 millions de dollars en revenus de contrats de construction publics (ministères, municipalités, etc.).

De cette somme, environ 200 millions proviennent de contrats de construction routière du ministère des Transports.

«Il y a du mécontentement partout», dit le président de l'ANCAI, Clément Bélanger, qui reproche au Ministère de laisser pourrir une situation qui a pourtant fait l'objet d'une note ministérielle, en novembre dernier, après une saison 2009 qualifiée de «frustrante et difficile» par l'ANCAI.

Le directeur général, Gaétan Légaré, prévient ainsi qu'à la rentrée, à la fin août, des députés pourraient bien trouver 12 camions garés devant leur bureau de circonscription, les chauffeurs attendant poliment en file parmi leurs autres commettants pour les sensibiliser à leur problème.

«À part de se battre chantier par chantier pour la faire respecter, ajoute un conseiller juridique, Pierre Beaudet, on va aussi défendre notre clause en faisant pression sur les politiciens. Nous avons presque 80 bureaux dans la province, on peut agir sur chaque député.»

M. Bélanger a assuré que l'ANCAI ne veut pas de perturbations dans les chantiers pendant l'été. «Mais il pourrait y avoir des initiatives locales. Ça fait des mois qu'on demande à nos membres de rester calmes et qu'on leur promet du changement, mais rien ne change.»

«Il n'est pas question de répéter des manifestations comme celles de 1990 et de 1999, dit le président de l'ANCAI. On va faire ça différemment.»

Prudence et surprise

Les accusations de «tricherie» des dirigeants de l'ANCAI ont été reçues avec prudence par le MTQ, et avec une certaine surprise par l'Association des constructeurs de routes et de grands travaux du Québec (ACRGTQ), qui réunit la plupart des grands entrepreneurs de la province.

Tout en reconnaissant que des interprétations différentes de cette clause complexe et plutôt tatillonne (voir autre texte) surviennent à l'occasion, l'association «n'a pas eu vent de situations particulières sur le partage du camionnage en vrac», a déclaré vendredi le conseiller en affaires publiques de l'ACRGTQ, Christian Croteau.

«Nous n'avons pas eu de contacts avec l'ANCAI à ce sujet», a-t-il ajouté, en assurant que de telles situations sont toujours prises au sérieux.

Pour sa part, la sous-ministre associée aux infrastructures et technologies du MTQ, Anne-Marie Leclerc, a dit «ne pas comprendre» la sortie des dirigeants de l'ANCAI.

«Je crois qu'ils sont nerveux, a affirmé la sous-ministre en entrevue à La Presse. En 2006, le ministre des Transports a créé une table de concertation de tous les acteurs du camionnage en vrac pour examiner l'encadrement actuel, avec pour mandat de faire des propositions en 2010-2011. On est à échéance, et il n'y a pas de consensus. C'est pour ça que ça chauffe un peu.»

Mme Leclerc reconnaît qu'il y a des problèmes persistants dans certains chantiers. «Ce sont des chantiers de construction, précise-t-elle, pas des pique-niques. Il peut y avoir aussi des conflits de personnalités qui entrent en jeu. S'il y a des situations inadéquates, nous allons intervenir. Et ça peut arriver dans 2000 chantiers.»

Dans une note adressée à tous les surveillants de chantier en novembre 2009, signée par Mme Leclerc et deux autres sous-ministres associés du MTQ, le Ministère rappelle que «plusieurs cas de non-conformité aux dispositions contractuelles ont été rapportés et visent de façon récurrente quatre éléments» des contrats du MTQ, relatifs au camionnage en vrac.

Les plaintes les plus fréquentes concernent le lancement des travaux de construction avant qu'un contrat soit conclu entre l'entrepreneur et l'agence de courtage locale qui représente les camionneurs. «Il arrive régulièrement que les transports débutent sans que cette obligation soit respectée par l'entrepreneur», indique la note de 2009.

Cette note rappelle aussi aux surveillants de chantiers que de nombreuses plaintes ont été adressées au MTQ relativement à l'utilisation des camions hors route par certains entrepreneurs, sur les plus grands chantiers de la province.

Ces véhicules énormes font jusqu'à 50 tonnes et ils peuvent contenir deux fois le chargement d'un camion 10 roues ordinaire. Leur utilisation hors des cadres prescrits «peut affecter directement la quantité de transports réservés aux camionneurs artisans», selon la note signée par les trois sous-ministres associés.