Pierre-Hugues Boisvenu a annoncé hier qu'il quittait la présidence de l'Association de défense des familles de personnes assassinées ou disparues (AFPAD), qu'il a fondée, il y a cinq ans, avec trois autres pères endeuillés. Ce rôle est incompatible, estime-t-il, avec la nouvelle carrière au Sénat qu'il entamera la semaine prochaine. Au fil des cinq dernières années, et dans la foulée d'un drame personnel, Pierre-Hugues Boisvenu est devenu une figure publique. Portrait de l'homme, et aussi de son association, qui a connu son lot de crises au cours de sa courte existence.

Pierre-Hugues Boisvenu ne fume qu'une seule cigarette par jour. Il la fume le soir, dans son garage, ou alors dehors, sur le terrain de sa confortable résidence de Sherbrooke. En fumant cette cigarette unique, il parle à ses deux filles, mortes tragiquement à trois ans d'intervalle. Et, assure-t-il, Julie et Isabelle lui répondent. «Elles sont très bonnes conseillères, raconte-t-il. Elles me disent: «C'est beau.» Ou alors: «Tu en as mis un peu trop.» C'est une relation très dynamique. Très vivante.»

 

Ces deux filles disparues qui occupent encore quotidiennement l'esprit d'un père montrent à quel point la vie de Pierre-Hugues Boisvenu a été marquée par ces tragédies. Si Julie n'était pas morte assassinée par Hugo Bernier en 2002, son père serait un paisible fonctionnaire à la retraite, absorbé par des projets de coopération internationale. Et la chaise haute rangée dans la salle à manger servirait bien plus. «Je ne serais pas sénateur. Il n'y aurait pas d'association. On serait peut-être grands-parents, quatre, cinq, six fois.»

Au lieu de cela, le président de l'Association des familles de personnes assassinées ou disparues (AFPAD) est assis dans cette salle à manger avec une journaliste. Au revers de son veston gris, il porte le ruban jaune soleil devenu le symbole de sa cause. Lors de la tuerie de Virginia Tech, il a eu la surprise de voir des parents éplorés porter ce ruban dont il avait lui-même choisi la couleur. «Le jaune, ça symbolise la lumière au bout du tunnel.»

Ce tunnel de deuil, il l'a traversé deux fois. «Après la mort d'Isabelle, Dieu, pour moi, a été un assassin.» Et il a vu des dizaines de familles s'y égarer. Dans les balbutiements de l'AFPAD, la ligne d'aide téléphonique sonnait directement chez lui. «Il y avait cette femme. Sa fille avait été assassinée au début des années 90. Elle avait beaucoup de rage. Un soir, je lui ai dit: «Ne me téléphonez plus. Je ne peux rien pour vous», raconte-t-il. Elle était en train de mourir avec sa fille.»

Pour sublimer sa peine, Pierre-Hugues Boisvenu a choisi l'action. Il s'est servi de son expérience de la machine étatique - il a travaillé dans sept ministères et six régions - pour faire avancer sa cause. «Il a réussi aussi parce qu'il connaissait l'appareil gouvernemental», estime son ancien patron, André Boisclair.

L'ex-ministre se souvient très bien du jour où il a fait la connaissance de Boisvenu, lors d'une rencontre des directeurs régionaux du Ministère. À la grande table, il s'était assis en face du ministre. «On m'avait mis en garde contre son côté impétueux, rigole Boisclair. Il s'est démarqué par son franc-parler.»

L'homme connaissait ses dossiers, dit l'ex-ministre. Boisvenu est né en Outaouais, a grandi en Abitibi dans une famille de 10 enfants. Il a toujours vécu en région. «J'ai toujours été régionaliste», dit-il. Et il lui est arrivé des tonnes de fois de s'impatienter contre les normes en vigueur à Québec. «Ils ne m'ont pas trouvé reposant, c'est sûr.»

Cette impétuosité lui a d'ailleurs parfois joué des tours quand est venu le temps de défendre les victimes. «Mon rôle, c'est un peu de le retenir. Je lui dis souvent: fais attention», dit Michel Laroche, ancien collègue du ministère de la Justice qui l'a rejoint à l'AFPAD, dont il est, depuis hier, le nouveau président.

Il y a un an, l'avocat Laroche a avalé de travers quand Boisvenu a dénoncé, dans une lettre aux journaux, le «fantasme de la réhabilitation» entretenu, selon lui, par les criminologues et les juges. «Il ne faudrait pas se mettre la magistrature à dos. Je trouvais qu'il exagérait un peu. Mais je ne pourrais jamais porter le flambeau comme il le fait», raconte Michel Laroche.

Il est vrai que Pierre-Hugues Boisvenu n'est pas avare de ses opinions. «Ses idées, ce sont celles d'un individu à droite. Ça ne fait pas de lui un expert ni une référence», souligne une source à Québec. «Toute son action a été récupérée à des fins politiques. Le public a de plus en plus peur du crime. Or, le taux de criminalité a diminué de façon considérable», dit le criminologue Jean-Claude Bernheim, qui défend les droits des détenus.

«Les politiciens ont été obligés de prendre conscience du fait que, sur le plan juridique, avec les victimes, on était à un extrême qui n'avait plus de sens», rétorque Michel Surprenant, l'un des quatre pères endeuillés qui ont fondé l'AFPAD. En cinq ans d'existence, les pressions de l'Association ont fait changer trois lois provinciales. Les familles des victimes sont mieux indemnisées. Elles peuvent prendre congé sans risquer de perdre leur emploi. On leur paie des séances de psychothérapie. On est bien loin des 600$ de frais funéraires que la famille Boisvenu a pu réclamer à la suite de la mort de son aînée.

Mais tout n'est pas jaune soleil à l'association fondée par Pierre-Hugues Boisvenu. Sa nomination au Sénat a créé une rupture avec son ami Marcel Bolduc, l'un des pères fondateurs. Dans le forum de l'association, Marcel Bolduc tient des propos très durs sur Boisvenu, qui, estimait-il, ne pouvait plus occuper les fonctions de président en devenant sénateur.

«Mes proches dénoncent le discours de M. Boisvenu, qui se sert de sa fille décédée pour s'attirer de la sympathie. C'est un peu tordu, écrit-il. Les conservateurs avaient besoin d'une personne ayant une bonne visibilité et qui sait toucher les âmes sensibles, ça leur prenait un kid kodak et M. Boisvenu réussit bien dans ce domaine. Je trouve regrettable que M. Boisvenu se soit laissé prendre dans ce piège. Il n'est plus l'homme que j'ai rencontré il y a cinq ans!»

M. Bolduc a refusé de nous accorder une entrevue.

Ce n'est pas la première crise qu'affronte l'AFPAD dans sa courte existence. Il y a un peu plus d'un an, après que la vice-présidente, Michèle Labelle, a été renvoyée du conseil d'administration, quatre femmes ont démissionné, certaines d'entre elles dénonçant un conflit d'intérêts. L'AFPAD s'apprêtait à créer un poste de référence en ligne, payé autour de 25 000$ par an. Poste qui avait été dévolu à... Marcel Bolduc, lui-même membre du conseil. Avec le soutien de M. Boisvenu.

«Marcel Bolduc avait perdu sa job. Il avait besoin d'une job. Il voulait qu'on lui vote une job. C'était un conflit d'intérêts», raconte l'une des femmes qui ont quitté l'AFPAD dans cette tourmente. Bolduc a finalement quitté le conseil tout juste avant le vote. Il a occupé le poste de référence en ligne pendant un an. «On a demandé un avis juridique. Il n'y avait pas de conflit d'intérêts dans la mesure où il n'était pas partie prenante de la décision», explique Pierre-Hugues Boisvenu.

Mais les problèmes allaient bien au-delà de la création de ce poste. «C'était très difficile d'avoir la collaboration du président. C'est lui qui décidait tout», raconte une autre femme démissionnaire. «C'est évident que je prenais beaucoup de place, tant sur le plan médiatique qu'à l'intérieur de l'association, commente M. Boisvenu. Certaines personnes auraient voulu qu'on prenne beaucoup de temps pour réfléchir. Elles ont pu se sentir bousculées.»

Une autre personne souligne que le conseil avait un simple rôle d'approbation. «Quand on posait des questions, on passait pour des rabat-joie», poursuit-elle. Des questions, par exemple, sur les dépenses engagées au nom de l'association.

«Il y avait de très grosses dépenses», dit une autre membre démissionnaire du conseil, qui a fourni un certain nombre de documents à La Presse. Décembre 2007: 3400$ sont remboursés à M. Boisvenu. Juillet 2008: 2700$. Octobre 2008: 3000$, plus 2000$ d'achats de livres. Les frais de déplacements globaux, à l'AFPAD, ont connu une hausse vertigineuse depuis trois ans. En 2007, ils s'élèvent à 12 000$. En 2008, à 20 000$. Et en 2009, à 45 000$.

«Quand on regarde le montant, ça peut paraître exorbitant», convient M. Boisvenu, qui affirme toutefois qu'il redonne à l'AFPAD la moitié des sommes qu'il réclame en allocations de dépenses. «Chaque année, je redonne 50% de mes allocations de dépenses. L'an dernier, je leur ai redonné 15 000$», dit-il. Ces sommes sont comptabilisées comme des dons dans les livres de l'association, ce qui, pour M. Boisvenu, est déductible de ses revenus aux fins de l'impôt, précise le comptable de l'AFPAD, Michel Massicotte. «C'est une pratique courante dans le domaine.»

M. Boisvenu souligne aussi que la vente de son livre a rapporté 30 000$ à l'association. L'AFPAD a cependant dépensé 14 000$, en 2009, pour acheter des milliers d'exemplaires de Survivre à l'innommable.

M. Boisvenu s'est engagé, pendant quatre ans, à verser son salaire de sénateur à l'AFPAD. Un autre don de 122 700$ par an.

«Moi, je n'ai jamais tiré un sou de cette affaire-là. D'autres ont voulu capitaliser. L'argent récolté, ce sont des dons. Cet argent-là ne nous appartient pas. Il va falloir rendre des comptes. Quand on perd ça de vue, on peut avoir des problèmes», dit Michel Surprenant, qui refuse cependant de nous dire à qui, précisément, s'adressent ces critiques.

D'autres soulignent que l'AFPAD n'offre que peu de services concrets aux familles de victimes. «On n'a eu aucune aide de leur part. Je n'ai pas besoin d'un kid kodak à côté de moi», dit le père d'un enfant disparu, qui nous a demandé de taire son nom. Lors de l'organisation d'une activité bénéfice, M. Boisvenu a proposé à cette famille d'apposer le sceau de l'AFPAD sur les documents promotionnels, en retour de quoi l'association y gagnerait le cinquième des profits. L'activité n'a finalement pas eu lieu. Dans son bilan financier 2009, l'AFPAD dit avoir accompagné 20 familles devant les tribunaux. Elle a remboursé des frais de repas et de déplacement à une trentaine de familles, a fourni des conseils juridiques à 30 familles et un «accompagnement médiatique» à 20 autres, en plus de faire des représentations politiques. «On essaie d'être présents avec les familles dès la première semaine qui suit l'événement», dit M. Boisvenu. L'association a cinq employés rémunérés. En 2009, l'AFPAD a récolté 217 000$, dont 35 000$ provenant de deux ministères.

Peu de gens ont douté, au fil des ans, que Pierre-Hugues Boisvenu finirait en politique. Il a eu des offres de tous les partis provinciaux, fédéraux et municipaux. «Il y a eu beaucoup de rumeurs à cet égard. À toutes les élections, quel que soit le secteur», dit Sylvie Proulx, attachée de presse de la Ville de Sherbrooke.

Pourquoi ne pas avoir choisi de se lancer en politique active? «On est plus lié à la ligne de parti. L'exemple du ministre Marc Bellemarre (ancien ministre de la Justice) m'a donné une bonne leçon. Il s'est lancé en politique pour une raison. Et il est parti, relate-t-il. Au Sénat, je voyais une plus grande liberté d'action.»

Pierre-Hugues Boisvenu «aurait pu être un leader pour sa région, mais peut-être aurait-il été mal à l'aise dans l'art du compromis», avance André Boisclair. Effectivement, le nouveau sénateur, qui se consacre à l'avancement de la cause des victimes, n'entend pas faire de compromis.

«Je n'ai pas l'intention de piler sur mes valeurs au Sénat. Peut-être que, dans un an, je vais remettre ma démission en disant: j'ai perdu mes illusions.»