Parler la langue de vos ravisseurs procure certains avantages. Mais ça peut aussi représenter une malédiction. Car il y a des conversations qu'il vaut mieux ne pas entendre. Surtout quand on parle de vous. Et de votre éventuel assassinat...

Pendant une journée entière, Stéphanie Jodoin a entendu ses gardiens soudanais discuter, en arabe, de l'opportunité de tuer «la Canadienne».

«Je crois qu'à ce moment-là, les négociations étaient bloquées et qu'ils imaginaient différents scénarios», suppose la jeune femme, qui a été enlevée le 4 avril avec sa collègue française, Claire Dubois, à Ed el Fursan, un village dans le sud du Darfour.

«N'oublie pas que chacun de ces hommes peut nous tuer s'il le faut», a souvent répété la Québécoise de 31 ans à sa compagne d'infortune. Mais jamais la menace ne lui avait paru aussi concrète que le jour où elle a entendu ses ravisseurs évoquer l'hypothèse de sa propre mort.

À son arrivée au Soudan au printemps, Stéphanie Jodoin avait patienté pendant plusieurs jours à Nyala, la capitale du Sud-Darfour, en attendant les permis nécessaires pour se rendre dans les villages où son ONG, Aide médicale internationale, tenait une poignée de dispensaires.

Depuis l'enlèvement de quatre employés de Médecins sans frontières, capturés puis relâchés à la mi-mars, le travail de coopérant au Darfour est devenu un métier à haut risque.

Mais le village d'Ed el Fursan semblait épargné, «c'était une poche de sécurité», selon Stéphanie Jodoin. Le soir du 4 avril, les deux jeunes femmes discutaient donc tranquillement avant d'aller se coucher quand un homme armé est entré dans leur maison. Il les a conduites vers un camion où elles ont passé plus de deux jours couchées par terre, sous des couvertures.

Qui étaient leurs ravisseurs? Où les conduisaient-ils? Pourquoi? Elles n'en savaient rien. «Ce n'était pas rassurant

du tout.»

Conversations dans le désert

Le camion s'est finalement arrêté dans un wadi, vallée creusée par une rivière desséchée où les deux travailleuses humanitaires ont dormi pendant plus de 20 nuits. Le jour, elles s'installaient sous un arbre couvert de lianes qui formaient un abri de fortune autour d'elles.

Leurs ravisseurs les nourrissaient avec le plat traditionnel soudanais: une pâte à base de farine de manioc trempée dans une sauce. Parfois, du riz au lait. Elles n'ont pas été maltraitées et n'ont pas souffert de la faim. L'eau était plus problématique: le plus souvent, elles devaient se contenter d'un liquide brunâtre peu inspirant. «Nous avons été chanceuses, nous n'avons pas été malades», se réjouit

Stéphanie Jodoin.

C'est elle, pourtant, qui avait annoncé que sa compagne Claire Dubois était gravement malade lors d'un de ses appels téléphoniques supervisés par les ravisseurs. C'était faux mais elle n'avait pas le choix: ils voulaient faire monter les enchères.

Que faisaient les deux femmes de leurs journées interminables? Elles se sont raconté leurs vies, de A à Z. Et elles ont tué l'ennui comme elles le pouvaient. En vérifiant la température sur leur briquet-thermomètre, par exemple. «Une fois, il faisait 48 degrés au soleil», se souvient

Stéphanie Jodoin.

Elles parlaient aussi avec leurs ravisseurs. «De nos sociétés, de religion, de politique.» Évidemment, les deux jeunes femmes filaient doux: quand votre interlocuteur est armé d'une kalachnikov, on n'argumente pas trop. Même quand il finit par vous appeler par votre prénom.

Il y a eu quelques échanges surréalistes. Un jour, l'un des gardiens a reproché à Stéphanie Jodoin ses cheveux courts. «Il m'accusait de ne pas vouloir être belle et féminine, et en déduisait que j'étais une espionne de la CIA.» Elle en a profité pour lui expliquer qu'au Canada, tous les enfants, même les plus pauvres, peuvent espérer devenir médecins s'ils travaillent bien à l'école. «Wow, c'est un bon pays»,

a répondu le ravisseur...

Les bourreaux

Elles ont pu avoir de tels échanges avec tous leurs gardiens... sauf un. Celui-là leur a été présenté sous le nom de zaganiotek - Stéphanie Jodoin n'a jamais su exactement ce que cela signifiait, mais elle a bien compris son rôle. C'était le bourreau, qui ne communiquait d'aucune façon avec les otages. Il détournait même les yeux pour ne pas croiser leur regard.

«On nous a dit que si ça devait tourner mal, le zaganiotek allait nous tuer», raconte

Stéphanie Jodoin.

Âgé d'une quarantaine d'années, vêtu d'un habit militaire, le bourreau cultivait un sens de l'humour particulier... Quelques heures avant l'expiration d'un des ultimatums des ravisseurs, il s'est pointé dans leur prison à ciel ouvert en demandant, en arabe: «Claire n'est donc pas encore morte?»

Tous les autres gars se sont mis à rire. «Pourquoi ils se marrent?» a demandé Claire, qui ne comprend pas l'arabe. Stéphanie a attendu deux jours avant de lui traduire la blague...

Une autre fois, les jeunes femmes discutaient de l'incidence du suicide chez les ex-otages. «Ne te suicide pas, on va t'envoyer zaganiotek tout de suite, tu vas éviter d'aller en enfer!» ont suggéré les ravisseurs, dans un nouvel éclat d'humour noir.

La libération

Un jour, après une longue conversation téléphonique, «le patron» a dit aux deux otages: «Mabrouk, félicitations, demain vous partez!» Mais ce n'est qu'après avoir été remises à des représentants soudanais que Stéphanie Jodoin et Claire Dubois ont vraiment cru à leur libération.

Rétrospectivement, Stéphanie Jodoin affirme n'avoir jamais remis en question sa décision d'aller travailler au Darfour. Si c'était à refaire, elle ferait la même chose.

Mais pour l'avenir, elle se montre plus prudente. Car ce qui a été le plus difficile à vivre, pour elle, c'est l'idée de ses parents angoissés, à l'autre bout du monde. Quatre fois, Stéphanie Jodoin a pu leur parler au téléphone. Ils ont passé les trois semaines à attendre d'autres signes de vie de leur fille.

«C'est sûr que je ne me vois pas travailler au Québec», confie la jeune femme, dont le contrat avec Aide médicale internationale est échu depuis la fin du mois d'avril. Mais peut-être qu'à l'avenir, elle va choisir des destinations moins risquées. Madagascar plutôt que le Darfour, par exemple...

Stéphanie Jodoin ignore toujours qui étaient vraiment ses ravisseurs. Elle ne connaît pas les conditions de sa libération. Ce qu'elle sait, cependant, c'est qu'elle a laissé derrière elle des gens qui l'avaient accueillie comme si elle était une des leurs.

«Au village, il était impossible de se rendre à la clinique sans qu'un voisin ne nous invite à prendre le thé. Au marché, les gens nous donnaient des tomates et des melons d'eau.»

Ce sont eux, ces villageois généreux, qui paient aujourd'hui le prix de cet enlèvement qui a forcé Aide médicale internationale à suspendre ses activités au Darfour.