L'intérêt démontré par des politiciens et le bureau du premier ministre Brian Mulroney pour le projet Bear Head au fil des ans explique que les négociations aient pu durer aussi longtemps, malgré l'opposition sans équivoque d'influents hauts fonctionnaires fédéraux.

C'est l'explication fournie par l'un de ces anciens fonctionnaires, Harry Swain, venu témoigner hier à la commission d'enquête Oliphant. M. Swain, ex-sous-ministre de l'Industrie, a passé quelques heures à expliquer que le projet de construction d'une usine de véhicules blindés de la compagnie allemande Thyssen au Canada (le projet Bear Head) était perçu par les fonctionnaires comme étant trop coûteux et comme un concurrent direct de l'usine GM de London, en Ontario.

 

Dans un rapport interne envoyé dès 1986 au greffier du Conseil privé, Paul Tellier, son adjoint responsable pour les questions de Défense et d'Affaires étrangères, Robert Fowler, a exprimé ses réserves et celles de M. Swain «sachant fort bien que des ministres seniors (...) et même le premier ministre - fortement encouragé par MM. Doucet et McMillan - semblent le favoriser».

Ancien chef de cabinet de M. Mulroney, Fred Doucet était alors l'un de ses principaux conseillers. Charlie McMillan était un économiste au service du bureau du premier ministre. Or, malgré tout, les pourparlers se sont poursuivis avec le fédéral pendant près d'une décennie, jusqu'en 1995, lorsqu'il a été abandonné complètement.

«La persévérance de Thyssen dans cette folie a été encouragée par beaucoup trop de ministres, qui étaient tous prêts à subventionner la production dans un quelconque endroit, aux dépens de London», a écrit M. Swain dans une note manuscrite adressée au ministre libéral de l'Industrie, John Manley, en 1993.

M. Swain a expliqué aux journalistes après son témoignage que Thyssen et sa filiale Bear Head étaient devenues expertes dans l'art de trouver des ministres avides de retombées économiques régionales pour promouvoir le projet à Ottawa. «Les gouvernements changeaient; (ils) trouvaient un nouveau champion. Une région ne marchait plus; ils trouvaient une autre région», a-t-il dit.

Russie: impossible

Harry Swain a par ailleurs indiqué qu'il était impossible que le gouvernement considère de vendre des véhicules blindés à l'ex-URSS, même au milieu des années 90. «Nous n'étions pas encore à l'étape d'être intéressés à exporter de l'équipement militaire vers des anciennes économies socialistes de l'Europe de l'Est», a-t-il répété à quelques reprises. Même les exportations vers les États-Unis étaient exclues à l'époque, en raison de leur protectionnisme dans l'acquisition de matériel militaire, a-t-il ajouté.

Cette affirmation contredit la version des faits de Brian Mulroney, qui dit avoir reçu 225 000$ de Karlheinz Schreiber dans les mois qui ont suivi son départ de la politique, pour faire la promotion des véhicules blindés de Bear Head dans le monde. Il affirme avoir contacté à cette époque des dirigeants de la Russie, de la Chine, de la France et des États-Unis.

Karlheinz Schreiber, de son côté, affirme qu'il a payé M. Mulroney pour qu'il l'aide à convaincre les politiciens canadiens.

La commission d'enquête Oliphant doit entre autres expliquer pourquoi l'ancien premier ministre a reçu des enveloppes remplies d'argent comptant dans des chambres d'hôtel de Montréal et de New York dans les mois qui ont suivi son départ du gouvernement.

Les témoins attendus aujourd'hui sont William Kaplan, avocat et auteur de deux livres sur cette histoire, et Paul Terrien, ancien rédacteur de discours du premier ministre Mulroney et actuel chef de cabinet du ministre des Affaires étrangères, Lawrence Cannon.