En 2008, le Québec a été le champion sans conteste des recours collectifs au Canada. Plus de la moitié des demandes, soit 56 sur 106, ont été déposées dans la province, selon un bilan obtenu par La Presse. Listériose, cartel de l'essence, biberons au bisphénol A se sont retrouvés en vedette. Mais les juges semblent décidés à fermer le robinet depuis quelques mois, ont confié plusieurs avocats. L'enjeu est de taille, puisque avec une récente décision de la Cour suprême, on pourrait voir prospérer un nouveau type de cause, le recours collectif en environnement. État de santé de cet outil qui a fait son entrée au Québec il y a exactement 30 ans.

Comme des milliers d'hommes au Canada, André Fortin utilise de la mousse à raser Gillette, de 8 à 10 contenants par année. Mais lui, il est pointilleux. «Chaque jour, on se fait jouer sur mille et une choses», explique au bout du fil ce résidant de Saint-Charles-Borromée, près de Joliette. L'an dernier, il a eu un horrible soupçon: lui donne-t-on réellement les 255 grammes de mousse à raser auxquels il a droit?

 

Il a découvert que non.

Après s'être procuré une balance électronique, il a multiplié les calculs et s'est aperçu qu'on lui vendait 20% moins de mousse que ce qui est indiqué sur les contenants. Il estime ses dommages à 35$ au fil des ans. Il a déposé une demande de recours collectif le 20 novembre dernier, une des 56 enregistrées au Québec en 2008, selon un bilan obtenu en exclusivité par La Presse.

Et 56 demandes, c'est plus que la moitié des 106 requêtes déposées dans tout le Canada l'an dernier, selon les statistiques de l'Association du barreau canadien. Même le populeux Ontario arrive loin derrière le Québec, avec 24 demandes. De ce nombre, environ la moitié vont finalement être autorisés, se rendre en procès ou faire l'objet d'un règlement entre avocats.

Alors, le Québec est-il le paradis des recours collectifs, comme l'affirment depuis trois décennies ses détracteurs? Non, répondent unanimement les avocats québécois consultés par La Presse, qu'ils soient représentants de citoyens ou d'entreprises. «C'est un mythe, tranche François Lebeau, un des principaux associés du cabinet Unterberg, Labelle, Lebeau. Aux États-Unis, il y a des avalanches de recours collectifs. Si on dit que le Québec est le paradis du recours collectif, faudrait voir l'enfer!»

Le Québec voit naître plus de demandes de recours collectifs essentiellement parce que la loi qui les permet, adoptée en 1978, est la plus vieille au Canada. Depuis 30 ans, les citoyens peuvent également compter sur un Fonds d'aide qui a distribué plus de 2 millions en 2007 pour financer des recours.

Rapides sur la détente

Mais la plupart des avocats s'entendent sur un autre constat: des juges québécois semblent aujourd'hui plus réticents qu'il y a cinq ans à autoriser les recours collectifs. La tendance, encore confuse, est confirmée par les avocats des deux côtés de la clôture.

L'explication qui revient souvent, c'est que les avocats sont plus rapides sur la détente. Depuis qu'on a facilité les procédures pour autoriser les recours, en 2003, et donné la priorité à la première requête déposée à la fin des années 90, plus de demandes mal ficelées sont déposées en toute hâte. Elles seront plus vraisemblablement refusées.

«Il y a une précipitation qui est quant à moi malsaine, estime François Fontaine, de la firme Ogilvy Renault. Le recours parfois est mal entrepris, il est mal ficelé.»

Vétéran du recours collectif, qu'il pratique depuis 30 ans, François Lebeau se désole également de cette course à la requête apparue ces dernières années. «C'est un des gros problèmes. Moi, je n'aime pas ça faire la course inutilement.»

Professeur à la faculté de droit de l'Université de Montréal, Pierre-Claude Lafond constate lui aussi que certains dossiers sont déposés à la hâte, au détriment de la qualité ou de la solidité des arguments. «Les dossiers ne sont pas toujours à point. Ils sont refusés, mais pas parce que la Cour a décidé d'être plus restrictive.»

Le cinquième élément

Une autre théorie rassemble plusieurs avocats: certains juges semblent avoir décidé d'écarter les recours collectifs qu'ils estiment trop complexes, trop coûteux ou impossibles à gérer.

Ces juges auraient une tentation de «créer un cinquième critère», estime Me Lebeau, pour autoriser les recours collectifs. Il en existe officiellement quatre, essentiellement techniques, qui permettent de juger de la représentativité ou de la pertinence du recours. Ce cinquième critère caché, ce serait «l'opportunité». «On sent qu'il y a un questionnement: est-ce que ça va être gérable, cette affaire-là?»

Un des pères de la loi sur le recours collectif, Yves Lauzon, constate lui aussi un resserrement des autorisations, qu'il perçoit depuis six mois. «Il y a certains commentaires de juges qui semblent avoir tendance à interpréter les critères de façon plus rigoureuse.» Ce cinquième critère, il le qualifie plutôt de «proportionnalité» - est-ce que la procédure en vaut la peine?

Si les juges ont décidé de fermer le robinet, c'est qu'ils sont aujourd'hui coincés avec de trop nombreuses causes complexes autorisées depuis 2003, estime François Fontaine. «C'est ce que les juges commencent à vivre dans la pratique, des causes autorisées il y a cinq ans qu'on plaide sur le fond. Là, on se demande comment on va pouvoir gérer cette bibitte-là, ce monstre-là de dossiers avec des questions qui ne finissent plus.»

Son collègue François Lebeau, qui a notamment piloté le recours collectif des implants mammaires, appelle les magistrats à la prudence. «Attention, ne rejetez pas un recours simplement par crainte que ça va être difficile à faire comme procès. Le dossier des implants mammaires, ce n'était pas un petit dossier et il a été réglé. Ce n'était pas facile, mais ça s'est très bien géré.»

Le juge responsable de la Chambre des recours collectifs de la division de Montréal, André Prévost, nie que les juges se montrent plus sévères à autoriser les recours. «Sur les moyennes par tranches de trois ou cinq ans, je me retrouve toujours avec les mêmes moyennes de recours collectifs autorisés.» Cette impression de resserrement pourrait être due, selon lui, à un plus grand nombre de demandes déposées depuis 2003 - donc à un plus grand nombre de refus.

 

LES RECOURS COLLECTIFS AU QUÉBEC EN CHIFFRES

970

Nombre de requêtes en recours collectif déposées au Québec depuis l'application de la loi en 1979. Environ la moitié des demandes sont approuvées.

138 000

Procédures civiles individuelles instituées devant la Cour supérieure et la Cour du Québec en 2006. En comparaison, une trentaine de recours collectifs ont été autorisés cette année-là, soit 0,02% du total des causes, mais elles touchaient potentiellement 426 000 personnes.

242

Nombre de dossiers de recours collectifs actuellement en traitement au Québec, à la division Montréal. La moitié, soit 121, sont en attente d'autorisation; 60 ont été autorisés et sont actuellement à l'étape du procès; 36 sont en suspens, notamment parce qu'un recours semblable a été demandé ailleurs au Canada; 25 sont en voie de règlement, selon le juge André Prévost, responsable de la Chambre de recours collectifs division Montréal.

64%

De 1979 à 2006, 64% des intimés visés par un recours collectif étaient des corporations à but lucratif. Viennent ensuite, tous à 8%, les municipalités, les organismes publics et le procureur général du Québec.

1,9 million

Somme versée en 2007 par le Fonds d'aide aux recours collectifs. Cette année-là, le Fonds a accepté 87 nouvelles demandes et en a refusé 6 autres.

 

QUELQUES DATES IMPORTANTES

1978

Sous l'influence des États-Unis, le gouvernement de René Lévesque adopte la Loi sur le recours collectif. Elle entre en vigueur en 1979. Son but est de favoriser l'accès à la justice tout en minimisant les coûts.

1989

Coup sur coup, la Cour d'appel du Québec rend deux décisions établissant que les recours collectifs ne sont pas «extraordinaires» au droit, mais qu'il s'agit d'une autre façon d'exercer des droits. D'abord au nombre d'une dizaine de demandes par année, les recours collectifs deviennent plus fréquents et sont plus facilement autorisés par les juges auparavant réticents. De 1992 à 2007, le Fonds d'aide aux recours collectifs reçoit 62 demandes par an en moyenne.

2003

Assouplissement des critères d'autorisation des recours collectifs. On élimine notamment l'obligation pour les demandeurs de déposer des déclarations sous serment écrites, qui donnaient souvent lieu à de longs contre-interrogatoires. Du coup, la procédure entourant les recours collectifs est ramenée de 4 ans à 18 mois, en moyenne.

Novembre 2008

Décision de la Cour suprême donnant raison aux citoyens de Beauport contre Ciment Saint-Laurent, consacrant la notion de « responsabilité sans faute» en matière de troubles de voisinage. Autrement dit, on peut devoir indemniser ses voisins pour un comportement dérangeant, même s'il n'est pas illégal.

 

DES MILLIONS DE PERSONNES TOUCHÉES

Recours autorisés au Québec

ANNÉE / PERSONNES TOUCHÉES

1992 / 2 274

1993 / 3 200

1994 / 230 000

1995 / 20 850

1996 / 440

1997 / 20 800

1998 / 22 928

1999 / 60 801

2000 / 26 155

2001 / 87 534

2002 / 16 078

2003 / 150 682

2004 / 353 109

2005 / 3 627 038

2006 / 426 116

Source : La Presse