Louise Arbour est une femme libre. Après avoir sillonné le monde pour traquer les criminels de guerre et défendre les droits de l'homme, la juriste a décidé de ne pas renouveler son mandat de haute-commissaire aux droits de l'homme à l'ONU. Pour la première fois de sa vie, elle s'accorde une pause, sans attaches ni liens professionnels. Selon ses propres mots, Louise Arbour est entièrement «désinstitutionnalisée» - et cela lui donne une distance critique comme elle n'en a pas eu depuis plus de 20 ans. Même si elle en use avec délicatesse, en choisissant ses mots avec soin, Louise Arbour ne se gêne pas pour dire ce qu'elle pense. De son pays, par exemple, qui se ratatine sur la scène internationale, comme elle l'a noté lors d'une rencontre avec La Presse.

Q: En quittant le Haut-Commissariat aux droits de l'homme, en juin, vous avez dit vouloir jardiner et passer du temps en famille. Avez-vous réalisé ce projet?

 

R: Pour le jardinage, ceux qui me connaissent bien savent que j'ai dit ça un peu à la blague. Pour moi, c'est un peu comme la cuisine, je lis des livres et je fais la recette dans ma tête... C'est une démarche purement intellectuelle. Mais j'ai pu passer du temps avec mes proches, que j'avais négligés pendant les sept années que j'ai passées en Europe.

Q: La rumeur voulait que vous soyez candidate libérale dans Gatineau. Est-ce vrai?

R: Pour Gatineau, je ne sais pas, mais oui, j'ai été pressentie de façon formelle et informelle par toutes sortes de gens.

Q: Plus précisément?

R: Les libéraux et le NPD ont manifesté de l'intérêt. Mais je n'ai pas mis beaucoup de temps à décider. L'environnement politique électoral n'a pas beaucoup d'intérêt pour moi.

Q: Est-ce que la campagne électorale actuelle vous conforte dans votre décision?

R: Oui (rires). Je trouve que le débat public est mal engagé, mal articulé et pas très inspirant.

Q: Quand vous avez quitté le Haut-Commissariat aux droits de l'homme, vous avez dit que c'est un travail très difficile. En quoi?

R: D'après son mandat, le haut-commissaire doit promouvoir et protéger tous les droits de la personne, tout le temps et partout. Avec des moyens minuscules, c'est impossible. Et puis, contrairement à d'autres agences de l'ONU, comme l'UNICEF, quand on travaille avec les droits de la personne, on touche à des dossiers qui concernent la relation profonde de l'État avec ses citoyens, comme le pouvoir de la police, l'incarcération ou la torture. Dès qu'on se prononce sur un État particulier, on se fait dire de se mêler de ses affaires. C'est très dur. Mais en même temps, nos succès, même tout petits, touchent beaucoup de gens. Ça compense pour ce climat d'hostilité.

Q: On vous a reproché, pendant la guerre du Liban à l'été 2006, d'avoir accusé Israël de crimes de guerre au même titre que le Hezbollah. Avec le recul, rediriez-vous la même chose?

R: Je m'étais adressée à toutes les parties, sans viser personne en particulier, en leur rappelant que leurs actions pouvaient entraîner des responsabilités pénales personnelles. C'était tout à fait approprié. Je tiendrais exactement les mêmes propos aujourd'hui.

Q: Vous vous êtes dite déçue du Canada lorsque celui-ci a refusé de signer la Déclaration des droits des peuples autochtones, il y a un an. Vous avez aussi souvent critiqué le traitement des prisonniers à Guantánamo, où Omar Khadr, un citoyen canadien, est le dernier ressortissant occidental encore en détention. Comment jugez-vous l'attitude canadienne en matière de droits de l'homme?

R: L'engagement du Canada a beaucoup changé et cela surprend. Sur la question des droits des Autochtones, le Canada s'était engagé dans ce dossier de bonne foi pendant 20 ans. Puis, du jour au lendemain, il s'est braqué. Non seulement il n'a pas signé cette déclaration, mais il a fait une campagne négative pour empêcher d'autres pays de la signer. En ce qui concerne Omar Khadr, l'attitude du Canada est incompatible avec les valeurs démocratiques et le soutien auquel devrait s'attendre un citoyen canadien.

On a aujourd'hui l'impression que les Canadiens sont ou bien absents ou bien pas très constructifs, sur à peu près tous les dossiers de droits de la personne. Au Conseil des droits de l'homme, le Canada est souvent le seul à s'opposer, ce sont des votes de 46 contre 1.

Q: Le Canada est absent ou fait de l'obstruction?

R: C'est ça. Historiquement, ce n'est pas la position canadienne. Nous étions toujours perçus comme des médiateurs. Maintenant, on a l'impression que le Canada joue tout seul ou ne joue pas du tout. Quand il y a eu des discussions au sujet d'un rapporteur spécial sur les lois discriminatoires contre les femmes, je n'ai pas entendu un seul représentant suggérer que le Canada s'embarque là-dedans. Tout à coup, le Canada est devenu non pertinent, pas engagé. Et même s'il avait des initiatives, il n'est pas sûr qu'il réussirait parce qu'il n'a plus d'alliés. En votant systématiquement contre toutes les résolutions du Conseil, où les États-Unis n'ont pas de siège, le Canada est de plus en plus perçu comme un porte-parole de Washington.

Q: Un des reproches que l'on fait au Conseil des droits de l'homme, c'est qu'il regroupe parmi les pires dictatures de la planète. Cela ne vous gêne pas?

R: C'est sûr que c'est difficile de faire beaucoup de progrès avec un Conseil de 47 membres dont plusieurs ne sont pas des États démocratiques. Il y est encore impossible de soulever la question de la discrimination pour cause d'orientation sexuelle, c'est un tabou absolu. Mais l'autre modèle serait de créer un club de vertueux autodéclarés qui font la leçon au reste de l'humanité. Les droits de l'homme sont fondés sur le principe de l'inclusion. Même si c'est difficile, on a plus de chances d'aboutir à des résultats intéressants si tout le monde discute à l'intérieur de la boutique.

Q: Quand vous avez annoncé votre départ du Haut-Commissariat, en mars 2007, le Canada a été le seul pays à ne pas vous remercier. Puis le ministre Vic Toews a dit que vous étiez une «honte» pour le Canada. Cette attitude vous a-t-elle blessée?

R: Blessée, non... Mais c'était fort quand même, de la part de quelqu'un qui a déjà été ministre de la Justice. Vous savez, quand j'ai annoncé mon départ et que l'ambassadeur canadien n'a même pas dit merci, ç'a été la surprise. Un diplomate occidental m'a ensuite dit que, dans son propre pays, une telle attitude serait inconcevable. Mais en même temps, avec si peu d'appui de la part de mon gouvernement, au moins personne ne pouvait mettre en doute mon indépendance!

 

PARCOURS

Âgée de 61 ans, Louise Arbour a dirigé les tribunaux internationaux sur le Rwanda et l'ex-Yougoslavie. En 1999, elle a été nommée juge à la Cour suprême du Canada. Entre 2004 et 2008, elle occupé le poste de haute-commissaire aux droits de l'homme de l'ONU. Louise Arbour sera de passage à Montréal le 27 octobre pour y recevoir le grand prix du Conseil québécois des gais et lesbiennes.