La petite boutique du Nettoyeur Bel-Tone, boulevard Gouin Ouest, est plantée au coin de la rue Chevalier depuis presque 60 ans. À l'époque du parc Belmont, c'était déjà une enseigne connue dans tout le secteur, un de ces petits piliers du commerce local qui fait qu'un quartier, c'est aussi un milieu de vie.

Robin Girard, qui a racheté le commerce il y a 12 ans, est bien fier des clients « de qualité » qu'il a servis au fil des ans : les Saputo ; la famille Sartarelli, qui travaille dans l'alimentation et qui possède une grosse épicerie, pas loin ; Claude Mailhot, le chroniqueur sportif de RDS - un vrai « monsieur », dit-il.

Mais c'est fini. Samedi, il va mettre la clé sous la porte. En trois mois, depuis que le boulevard a été éventré pour des travaux d'infrastructures, devant sa porte, son chiffre d'affaires a fondu de plus de 50 %. Il n'a plus les moyens de payer son loyer. À moins d'un revirement de situation, il ne pourra même pas sortir la machinerie du local. Il va tout perdre : son job, son commerce, ses machines. Le vide, à 54 ans.

Le grand chantier dont les travaux doivent durer quatre ans et qui doit faire revivre ce secteur de Cartierville va emporter Bel-Tone, et pourrait bien en achever plusieurs autres.



PHOTO ANDRÉ PICHETTE, LA PRESSE

Robin Girard

UN CHANTIER DE 50 MILLIONS

Le chantier d'infrastructures du boulevard Gouin, entre la rue Lachapelle et le boulevard Laurentien, n'est qu'une portion assez modeste d'un vaste projet de revitalisation urbaine de 50 millions, planifié depuis des années. Il vise à redynamiser un secteur de Cartierville, compris entre le pont Lachapelle et la rue de Louisbourg, qui ne s'est jamais remis de la perte de son ancien centre d'attraction, le parc Belmont, fermé en 1983.

La circulation automobile sera réduite et reconfigurée, plusieurs intersections seront sécurisées, des centaines d'arbres seront plantés, des trottoirs seront élargis et une nouvelle maison de la culture verra le jour, dans un horizon de quatre ans.

Pour Harout Chitilian, conseiller municipal du district de Bordeaux-Cartierville et vice-président du comité exécutif de la Ville de Montréal, ce quartier pauvre du nord de la métropole, point de rencontre de nombreuses communautés immigrées, avait « besoin d'amour ». Le projet, assure-t-il, est connu depuis 2014 et la Ville a mené plusieurs démarches de communications auprès des résidants et commerçants pour en faire connaître les points saillants, et les impacts sur le milieu actuel.

Les commerçants du boulevard Gouin, rencontrés hier par La Presse, ont pourtant unanimement assuré qu'ils en savaient fort peu sur ce projet, en mars dernier, quand le chantier a éventré le boulevard et fait fuir leurs clients, au point de menacer la survie même de leur gagne-pain.



CONFUSION

Kadiatou Bah, qui possède le salon de coiffure Afro Africa, affirme qu'elle a cru faire une crise cardiaque lorsqu'on lui a expliqué, à la Ville, que ces travaux d'infrastructures, devant son commerce, vont durer quatre ans - ce qui est inexact. Selon les documents disponibles, la reconstruction du boulevard Gouin sera terminée en mars 2018.

Elle estime aussi avoir été induite en erreur à l'occasion d'une rencontre d'information organisée par la Ville, en avril, où on aurait promis aux commerçants une « compensation » pour pertes de revenus - avant de se rétracter.

Au coin du boulevard Gouin et de la rue Lachapelle, Arthur et Sebouh Makdesian, propriétaires du Garage Soleil, confirment les dires de Mme Bah, et reprochent avec amertume aux autorités municipales de n'avoir fait aucun effort pour les rencontrer et de ne même pas rendre leurs appels.

« Lors de la rencontre d'information, dit Arthur, on nous a dit que des informations écrites avaient été envoyées à tout le monde, mais personne n'a rien reçu. Nous avons envoyé une lettre enregistrée, il y a un mois, avec quatre autres commerçants. On ne nous a même pas répondu. »



Photo André Pichette, La Presse

Kadiatou Bah

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, LA PRESSE

Arthur et Sebouh Makdesian

DE L'ESPOIR ?

« On n'est pas importants pour eux autres, même si c'est nous, les petits commerçants, qui avons gardé la rue vivante, ici », estime Robin Girard, devant la porte du Nettoyeur Bel-Tone. Il attend toujours l'appel qu'on lui a promis la semaine dernière au bureau du responsable des infrastructures à la Ville, Lionel Perez. Même s'il croit que, pour lui, il est déjà trop tard.

« C'est un bon projet pour la rue, pour le quartier, mais nous, on n'en profitera pas si on perd tout », renchérit Sara Annan, de la boutique Al-Sondos. 

« Depuis le début mars, on a perdu au minimum 5000 $ chaque mois, par rapport à 2016. Nous sommes ouverts depuis trois ans et nos revenus ont toujours augmenté, avant les travaux. La Ville doit faire quelque chose, nous trouver des espaces de stationnement, réduire la durée des travaux ou offrir une compensation », ajoute-t-elle.

Hier, le conseiller municipal Harout Chitilian a déclaré à La Presse qu'il estimait la situation « extrêmement désolante et malheureuse parce que ces gens vivent de leurs commerces et que ce sont des vies humaines qui sont bousculées » par le chantier en cours.

Il assure que si on n'a pas encore donné suite aux demandes de rencontre de ces commerçants, c'est « qu'on ne voulait pas les rencontrer sans avoir de nouveaux éléments sur les dispositions qui pourraient permettre de les compenser ou de leur donner un crédit de taxes à cause des entraves ».

La Ville, précise-t-il, n'a pas le droit d'offrir de telles compensations, actuellement, en vertu de sa charte.

Mais il y a de l'espoir, dit M. Chitilian. Un projet de loi conférant un nouveau statut de métropole à Montréal contient une disposition qui pourrait ouvrir la voie à de telles compensations.

En raison d'un menu législatif très lourd, en fin de session, le projet de loi 122 pourrait toutefois être adopté par l'Assemblée nationale seulement à l'automne.