Contrairement aux prétentions de Jean Truchon et de Nicole Gladu, le gouvernement canadien n'a pas « abdiqué » ses responsabilités face aux personnes handicapées en adoptant le critère de « mort naturelle raisonnablement prévisible ».

Ce critère était nécessaire pour « prévenir le suicide », « protéger les personnes vulnérables contre toute incitation à mettre fin à leur vie dans un moment de détresse » et « affirmer la valeur inhérente et l'égalité de toute vie humaine ».

C'est en résumé ce qu'a plaidé hier une représentante du procureur général du Canada, Me Lindy Rouillard-Labbé, au procès civil intenté par M. Truchon et Mme Gladu pour obtenir l'aide médicale à mourir (AMM) qui se déroule depuis début janvier au palais de justice de Montréal.

Tous deux lourdement handicapés, Mme Gladu et M. Truchon contestent la constitutionnalité des lois québécoise et fédérale sur l'AMM. Leur demande a été refusée parce qu'ils ne remplissaient pas les critères de « fin de vie » (loi québécoise) et de « mort naturelle raisonnablement prévisible » (loi fédérale).

« Face à certains lobbys, dans l'urgence et par manque évident de volonté politique, le gouvernement a abdiqué ses responsabilités d'élaborer un cadre normatif complexe pour permettre aux gens comme nos clients qui ne sont pas en fin de vie, d'avoir accès à l'AMM », avait plaidé plus tôt cette semaine l'avocat de M. Truchon et Mme Gladu, Me Jean-Pierre Ménard. Aux yeux des deux Québécois handicapés, l'esprit de la loi fédérale entre en « totale contradiction » avec l'arrêt Carter de la Cour suprême.

Or, le procureur général du Canada a défendu sa loi, hier, en affirmant que les « limites » qui y sont inscrites, dont le critère de mort naturelle raisonnablement prévisible, sont conformes à la Charte canadienne des droits et libertés et à l'arrêt Carter de la Cour suprême.

Arrêt Carter

« Le critère de la mort naturelle raisonnablement prévisible respecte l'esprit de l'arrêt Carter dans la mesure où le jugement est axé sur la situation de Mme Gloria Taylor », a plaidé un autre des quatre représentants du procureur général du Canada, Me David Lucas.

Le neurologue de Mme Taylor - qui était atteinte de sclérose latérale amyotrophique - avait établi que cette dernière était mourante et en phase terminale, a rappelé Me Lucas.

Kay Carter et Gloria Taylor avaient intenté des actions devant les tribunaux de la Colombie-Britannique pour obtenir le droit à une aide médicale afin de mettre fin à leurs jours. L'affaire s'est rendue jusqu'en Cour suprême. Dans son arrêt Carter rendu en 2015, le plus haut tribunal du pays a jugé que les dispositions du Code criminel ne s'appliquaient pas dans les cas où un médecin fournirait de l'aide à mourir à un adulte « qui consent clairement à mettre fin à sa vie » et « qui est affecté de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition ».

Au moment d'écrire sa loi, le gouvernement fédéral a ajouté le critère de « mort naturelle devenue raisonnablement prévisible », qui n'était pas dans l'arrêt Carter.

« Si elle était toujours vivante, Mme Taylor - décédée d'une infection avant la fin du processus judiciaire - se qualifierait en vertu de la loi fédérale. » - Me David Lucas, avocat du procureur général du Canada

Les critères de « mort naturelle raisonnablement prévisible » de la loi fédérale et de « fin de vie » de la loi québécoise peuvent être interprétés de la même façon, a fait valoir Me Lucas. Ces critères n'exigent pas que la personne soit mourante ou en phase terminale, mais cette dernière doit être « sur la trajectoire de la mort » ; trajectoire qui « peut s'allonger sur plus de 12 mois », a précisé le représentant du procureur général du Canada.

La loi ne contient pas de pronostic pour permettre aux médecins d'exercer leur jugement clinique, a expliqué Me Lucas.

« L'intention du législateur n'était pas de limiter l'accès à l'AMM aux patients en phase terminale comme le suggèrent les demandeurs [M. Truchon et Mme Gladu] », a ajouté sa collègue, Me Rouillard-Labbé.

Des données manquantes

Preuve que ces critères sont bien compris des médecins et de la population en général : 3714 Canadiens ont reçu l'AMM entre le 10 décembre 2015 et le 31 décembre 2017 (dernières données disponibles), a souligné Me Lucas.

La juge Christine Baudouin a alors poliment interrompu le procureur fédéral pour lui faire valoir que cette statistique ne lui « disait rien » puisqu'on ignore combien de Canadiens - durant cette même période - ont vu leur demande refusée parce que le médecin avait jugé que le patient se situait « hors de la zone » de la mort raisonnablement prévisible. On ignore également dans quelle « zone » (pronostic de 6 mois, de 12, de 18 mois à vivre ?) se situaient ceux qui l'ont reçue, a indiqué la magistrate.

« Ce sont des données qu'on n'a pas », a convenu le procureur fédéral.

Pour adopter sa loi, le Parlement s'est appuyé sur une preuve volumineuse - près de 600 mémoires et 173 témoins entendus dans différents comités - dans laquelle les préoccupations en matière de stigmatisation des personnes âgées, handicapées ou malades, de prévention du suicide et de protection des personnes vulnérables sont abondamment étayées, ont tenu à souligner les procureurs fédéraux.

La loi établit un « équilibre raisonnable et approprié » entre l'autonomie des personnes, la valeur égale de toute vie, la prévention du suicide et la protection des personnes vulnérables, ont-ils longuement insisté durant leurs plaidoiries.

Le gouvernement avait envisagé de permettre l'AMM pour les gens souffrant de maladies dégénératives non mortelles avant que leur mort soit raisonnablement prévisible, tout en excluant les personnes uniquement atteintes d'une maladie mentale ou celles nées avec un handicap physique. Toutefois, cette option a été écartée, car elle a été jugée arbitraire et discriminatoire, a expliqué Me Rouillard-Labbé.

Les plaidoiries se poursuivront jusqu'au 28 février. La juge Christine Baudouin de la Cour supérieure mettra ensuite la cause en délibéré pour rendre un jugement dans les mois suivants.