C'est aujourd'hui que s'ouvre à Ottawa le procès du sénateur Mike Duffy, qui doit répondre à une trentaine d'accusations de fraude concernant les dépenses qu'il s'est fait rembourser par le Sénat. À quelque sept mois des élections fédérales, ce procès pourrait jeter un éclairage déterminant sur le scandale des dépenses du Sénat, l'implication du cabinet du premier ministre et ce que savait Stephen Harper.

Mike Duffy rêvait depuis des années d'accéder au Sénat. Son rêve est devenu réalité en décembre 2008 quand le premier ministre Stephen Harper a nommé ce journaliste à la Chambre haute en même temps que 17 autres Canadiens, dont Patrick Brazeau et Pamela Wallin. Mais le rêve a tourné au cauchemar quand de nombreuses irrégularités touchant ses dépenses ont commencé à faire la manchette.

Comment un journaliste aussi respecté, qui a réussi à se hisser au rang de vedette du petit écran au Canada anglais, a-t-il pu devenir un symbole de fraude et d'abus des fonds publics? Son procès, qui s'étalera sur deux mois, pourrait faire la lumière sur les raisons qui ont conduit à sa dégringolade et mis à mal la réputation de bons gestionnaires des conservateurs de Stephen Harper.

Pour Dan Léger, journaliste au Chronicle Herald d'Halifax qui a côtoyé Mike Duffy sur la colline parlementaire dans les années 80 et qui a publié un livre sur lui, cette descente aux enfers peut s'expliquer par l'ambition qui a toujours habité son ancien collègue: celle de s'approcher du cercle restreint des acteurs influents de la scène politique canadienne.

«Et contrairement aux conseils de ses amis, plutôt que de devenir sénateur indépendant ou quelqu'un qui était moins porté vers la "bullshit" partisane, il est devenu très partisan pour les conservateurs, il est même devenu l'un de leurs principaux pitbulls de service...», a noté M. Léger. «Son ego et son arrogance se sont placés en travers de son chemin.»

«Je suis prêt!»

Né à Charlottetown en 1946, aîné d'une famille de cinq enfants, Mike Duffy est arrivé comme journaliste sur la colline parlementaire vers l'âge de 25 ans après un court passage à la radio privée CFRA. Il entretenait l'ambition depuis longtemps de couvrir le Parlement, même s'il n'avait jamais terminé son secondaire. Doté d'un bon flair pour la nouvelle et doué pour raconter les dessous des machinations en politique, il a rapidement gravi les échelons de la hiérarchie médiatique, jusqu'à ce qu'il accède en 1977 au bulletin national de CBC. Il a quitté le diffuseur public en 1988 pour se joindre au réseau CTV.

Ce désir de travailler sur la colline s'est graduellement transformé en rêve d'être un jour nommé sénateur, un rêve qu'il ne se gênait pas d'exprimer publiquement. La petite histoire veut qu'il criait «Je suis prêt!» à Jean Chrétien lorsqu'il le voyait dans les corridors.

L'ancien premier ministre Paul Martin était même sur le point de le nommer lorsque le journaliste a dit quelque chose qui a déplu à son entourage. Son dossier a aussitôt été envoyé à la déchiqueteuse.

«The Old Duff», comme il aimait se faire appeler, a peut-être appris sa leçon après cette nomination avortée. Lors des élections fédérales de 2008, sa couverture lui a valu des critiques acerbes à Ottawa, où politiciens et collègues journalistes l'ont accusé d'avoir un parti pris en faveur des conservateurs.

M. Duffy s'est même fait taper sur les doigts par le Conseil canadien des normes de la radiotélévision pour un incident mettant en cause le chef libéral de l'époque, Stéphane Dion. Il avait décidé de diffuser à son émission, Mike Duffy Live, une portion d'entrevue où M. Dion comprenait mal une question et peinait à y répondre en anglais. Le chef du PLC avait demandé de l'écarter au montage, ce qui lui avait initialement été concédé, mais CTV avait changé d'idée.

«De bonnes nouvelles pour les conservateurs sont survenues sous la forme d'un rappel des difficultés de Stéphane Dion avec la langue anglaise», avait alors affirmé M. Duffy, qui semblait tirer un certain plaisir de la situation.

Jusqu'à ce moment de la campagne, les libéraux avaient commencé à remonter légèrement dans les sondages. Mais le jour du scrutin, les conservateurs remportaient un second mandat minoritaire et moins de trois mois plus tard, Stephen Harper nommait Mike Duffy au Sénat.

«Duffy m'a dit lui-même que Harper l'a nommé pour récolter des fonds et pour donner un visage plus sympathique au Parti conservateur, précise Dan Léger. Duffy allait être l'oncle de tout le monde, aller dans toutes ces petites villes et récolter de l'argent pour le parti... C'est ce qu'il a fait», précise Dan Léger.

Un autre visage

Mais l'image publique du nouveau politicien familier et jovial cachait apparemment la réalité d'un homme parfois arrogant, mesquin et capable de planter des couteaux dans le dos de ses collaborateurs. L'un des fondateurs du magazine satirique canadien Frank Magazine, Michael Bate, a déjà raconté comment Duffy l'alimentait sur des rumeurs touchant ses collègues de CTV.

L'une de ces attaques lui a fait particulièrement mal lorsque, une fois devenu sénateur, il s'est employé à dénigrer publiquement le premier ministre libéral de l'Île-du-Prince-Édouard, Robert Ghiz, qu'il a comparé défavorablement à son père, qui l'avait précédé à la tête de la province insulaire.

L'une des principales causes du scandale qui l'a frappé de plein fouet en 2012-2013 est qu'il prétendait habiter à longueur d'année à son chalet du 10, Friendly Lane, dans l'Île-du-Prince-Édouard, alors qu'il résidait à Ottawa. Cette distinction était importante, puisque c'est sur cette prétention que M. Duffy se basait pour réclamer des milliers de dollars en frais de subsistance dans la capitale. Seuls les sénateurs dont la résidence principale se trouve à plus de 100 km peuvent réclamer de tels frais, comme des allocations de résidence secondaire et de transport.

Ainsi, lorsque le Sénat a réclamé une preuve de résidence à M. Duffy et que ce dernier a formulé une demande expresse au gouvernement de l'Île-du-Prince-Édouard pour obtenir une carte d'assurance maladie, cette information s'est comme par hasard retrouvée dans les journaux...

Ce scandale a dominé les travaux de la Chambre des communes pendant plusieurs semaines. Et Mike Duffy, autrefois adulé par les gens ordinaires qui ne se gênaient pas pour demander son autographe, se fait maintenant montrer du doigt comme l'un des pires fraudeurs de l'histoire de la Chambre haute.

L'avocat de Mike Duffy, Donald Bayne, martèle que les règles du Sénat n'étaient pas assez claires et qu'il parviendra à prouver haut la main son innocence. Il faudra attendre le verdict du juge pour voir si au moins 1 des 31 accusations de fraude ou d'abus de confiance qui pèsent sur lui sera retenue.

Mais quoi qu'il arrive, il serait surprenant de le revoir au Sénat de sitôt. À force de vouloir voler trop près du pouvoir, The Old Duff semble avoir brûlé ses ailes pour de bon.

Les accusations en chiffres

• 31 chefs d'accusation

• 3 chefs de corruption, fraude et abus de confiance pour avoir accepté le chèque de Nigel Wright.

• 8 chefs de fraude et d'abus de confiance pour avoir détourné des fonds de son budget de sénateur par l'entremise de contrats à un ami.

• 20 chefs de fraude et d'abus de confiance pour les réclamations de dépenses « qui n'avaient rien à voir avec ses activités au Sénat » ou des frais de résidence.

• 200 000 $ : somme approximative qu'atteindrait l'ensemble des fraudes alléguées par la Couronne.

La procédure judiciaire en cinq questions

Quel impact sur les prochaines élections?

L'impact du procès dépendra évidemment des révélations qui en émaneront, mais l'exercice demeure risqué pour les conservateurs. Le procès doit durer jusqu'en juin et quelques semaines plus tard, le Parlement suspendra ses travaux et ne reviendra sans doute pas avant la campagne électorale, qui doit débuter en septembre. Les derniers débats parlementaires pourraient donc porter sur l'affaire Duffy et le scandale du Sénat. Mais ils pourraient tout aussi bien éclabousser le Parti libéral, si, entre-temps, le rapport du vérificateur général attendu incessamment constate des réclamations douteuses par des sénateurs libéraux.

Duffy a-t-il des cartes cachées?

L'avocat de Mike Duffy, Donald Bayne, a dit avoir bon espoir de prouver l'innocence de son client dans le forum approprié, c'est-à-dire devant une cour de justice. Il a aussi promis de présenter des éléments nouveaux qui n'ont pas été rendus publics jusqu'ici. Le sénateur sortira-t-il un autre lapin de son chapeau, comme il l'avait fait lors de son fameux discours au Sénat quelques jours avant d'être suspendu? À suivre.

Que savait Stephen Harper?

C'est le procès de Mike Duffy, et non pas celui de M. Harper. Mais plusieurs questions demeurent quant à la connaissance du dossier qu'avait le premier ministre. Qu'a voulu dire Nigel Wright dans deux courriels rédigés peu avant son départ, disant que M. Harper avait donné son aval à un plan de remboursement et qu'il était au courant des «détails généraux» de l'implication de son chef de cabinet? Les témoignages et la preuve pourraient permettre d'en apprendre davantage.

Pourquoi Duffy et pas Nigel Wright?

Mike Duffy fait face à trois chefs d'accusation pour avoir accepté un chèque de 90 000$ de l'ancien chef de cabinet de Stephen Harper, Nigel Wright, pour rembourser les sommes dues au Sénat. Pourquoi alors M. Wright n'a-t-il pas été accusé en vertu de la même infraction de «corruption d'un fonctionnaire» ? Certains ont avancé la possibilité qu'il ait accepté de collaborer avec la GRC dans l'enquête, en échange d'un traitement plus clément... Le procès confirmera peut-être cette théorie.

Harper sera-t-il appelé à comparaître?

L'avocat de M. Duffy n'a pas exclu cette possibilité, mais M. Harper n'avait pas fait état d'une demande en ce sens au moment d'écrire ces lignes. Les opinions divergent quant à la possibilité de forcer un premier ministre à témoigner dans de telles circonstances. Certains experts affirment qu'il ne saurait bénéficier d'un traitement de faveur, tandis que M. Harper a lui-même laissé entendre qu'il a reçu des avis juridiques à l'effet contraire.