Le corps a été retrouvé dans un fossé à une quarantaine de mètres du sentier. Quelques heures plus tôt, Nelson Kearney avait quitté son domicile de Sainte-Anne-des-Plaines pour se rendre à des courses de motoneige. En chemin, il s'était arrêté dans une brasserie où, selon des témoins, il n'aurait pris qu'une bière et deux rhums & coke. L'expertise toxicologique a relevé un taux d'alcoolémie de 160 mg/dL - deux fois la limite permise.

Pour une rare fois, on peut lire le ton exaspéré du coroner dans la conclusion de son rapport : «Il s'agit encore une fois d'un accident de motoneige où l'alcool a joué un rôle même si tous les témoins ou acteurs (conjoint, couple d'amis, personnel de brasserie, etc.) essaient d'en minimiser l'importance. Et c'est peut-être là le drame. La mentalité des motoneigistes et de ceux qui gravitent autour (dépanneur, brasserie, restaurant et autre) est la suivante : prendre quelques verres n'empêche pas de conduire une motoneige. Eh bien, je me permets de dénoncer cette fausse mentalité, car cet autre accident mortel prouve que cette mentalité doit changer.»

C'était en 2006, l'une des moins meurtrières sur les sentiers au cours des 12 dernières années. Les morts en motoneige ont recommencé à faire la manchette ces jours-ci, avec une saison qu'on décrit comme étant particulièrement meurtrière.

Tandis qu'on se questionne sur les causes du phénomène, La Presse a passé au peigne fin les rapports du coroner sur les décès en motoneige survenus au Québec entre 2005 et 2017. On ignore encore les causes exactes des pertes de vie sur les sentiers au cours des derniers mois. Mais à la lecture de ces quelque 320 documents, un constat s'impose : le cri du coeur lancé par le Dr Jacques Robinson en 2006 semble, encore aujourd'hui, loin d'être exagéré.

Forte présence d'alcool et de drogue

Un motoneigiste mort avec des canettes de bière dans les manches de son habit de neige. Des taux d'alcoolémie de près de quatre fois la limite permise. Un motoneigiste sous l'effet de l'alcool et du cannabis qui s'aventure sur la glace au mois de juin et meurt noyé. Des tests qui montrent des traces de cocaïne dans le sang d'un jeune pilote qui a fauché un couple au beau milieu d'un lac... Ces rapports montrent à quel point la conduite avec les facultés affaiblies continue, bon an, mal an, à être répandue chez ceux qui perdent la vie sur les sentiers.

Dans environ le tiers des rapports (28%), on conclut à l'état d'ébriété, que ce soit en raison de témoignages ou de tests sanguins en bonne et due forme. La tendance reste relativement stable à travers les années; si, par exemple, la mention d'alcool ou de drogue n'était présente que dans 26 ou 27% des rapports de 2006 et 2016, elle se retrouve dans une majorité d'entre eux en 2010, 2011, 2012, 2013 et 2015.

Ces résultats sont similaires à ceux que l'on retrouve dans d'autres études. L'Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) a conclu que parmi les conducteurs morts et testés pour l'alcoolémie entre 2000 et 2009, «59% avaient une alcoolémie positive et 45% présentaient un taux supérieur à la limite légale».

Des données de la Société de l'assurance automobile du Québec (SAAQ) montrent que ces taux sont nettement supérieurs à ceux de véhicules routiers comme les automobiles ou les motos. Des chercheurs en sont arrivés aux mêmes conclusions pour l'ensemble du Canada : entre 1990 et 2010, plus de 69% des tests menés sur des motoneigistes morts étaient positifs, comparativement à 39,9% pour les véhicules routiers et 55,2% pour les véhicules tout-terrain*.

«Les données montrent que les gens en meurent, donc nous considérons que c'est un problème de santé publique sérieux», a écrit dans un courriel l'un des auteurs de cette étude pancanadienne, Ward Valaar, vice-président à la recherche de l'Association of Transportation Safety Information Professionals (ATSIP), un organisme d'Ottawa.

Dans le noir

Or, malgré ces mises en garde formulées au fil des ans, les organismes responsables de la sécurité dans le domaine de la motoneige admettent qu'ils continuent d'être dans le noir quant à l'ampleur du phénomène. «Ça m'interpelle, le fait que oui, il y a encore des motoneigistes» qui conduisent avec les facultés affaiblies, a convenu le directeur général de la Fédération des clubs de motoneigistes du Québec (FCMQ), Stéphane Desroches. Mais «est-ce que c'est en baisse? Bonne question, a-t-il ajouté. On n'a pas les chiffres chez nous. On a eu des rapports de coroner, mais on ne les reçoit pas tous.»

Au ministère des Transports du Québec, on offre une réponse semblable. «Bien qu'il constate aussi un non-respect plus marqué de cette interdiction [conduite avec les facultés affaiblies] en motoneige, le Ministère explique difficilement les raisons qui justifient cette proportion plus importante, a écrit dans un courriel le porte-parole Alexandre Bougie. Un rapport sur les décès en véhicule hors route est en cours de production par les équipes d'experts du Ministère.»

Dans l'attente, le Ministère a annoncé la semaine dernière une aide de 11 millions de dollars pour permettre aux clubs de motoneige et autres véhicules hors route d'améliorer la sécurité de leur réseau.

Mentalités qui changent?

Au Québec, la surveillance des sentiers est principalement confiée à une armée d'environ 1300 patrouilleurs bénévoles, le plus souvent affiliés aux quelque 200 clubs locaux répartis partout dans la province.

C'est le cas de Marc Douville, surveillant d'école à la retraite qui coordonne les patrouilleurs du Club de motoneige Poulamon, à Saint-Marc-des-Carrières, à l'ouest de Portneuf. Deux morts sont à déplorer sur le territoire de son club au cours des dernières semaines, dont celui de Steven Gravel-Paquin, jeune père de quatre enfants. L'enquête sur le drame est toujours en cours.

Aujourd'hui, M. Douville et sa collègue Jacinthe Vézina se tiennent à l'intersection d'une route et d'un sentier, où ils arrêtent les motoneigistes qui passent pour vérifier s'ils ont leur immatriculation, leurs assurances et si leurs équipements sont en règle. Ce n'est pas leur rôle de contrôler l'alcool, disent-ils, mais plutôt celui de la Sûreté du Québec (SQ).

«C'est difficile pour nous de voir ça, avec le visage couvert... On n'est pas vraiment équipés pour ça. Et il faut se rappeler que c'est du travail de bénévolat», qui s'exerce le plus souvent durant la journée, dit Mme Vézina. «On ne se met pas dans le trouble...»

Lorsqu'il termine son travail, vers 13h, Marc Douville se rend au relais du club, où il s'assoit et pige lentement dans un sac de croustilles. Au mur, au-dessus de sa tête, un tableau invite les motoneigistes à «venir nombreux» à la dégustation de vins et fromages du 3 mars à compter de 17h.

M. Douville, comme Mme Vézina, croit qu'il n'y a pas de problème particulier au monde de la motoneige en ce qui concerne l'alcool. «Ce n'est pas pire que les gars qui partent en moto», note sa collègue. «Il n'y a pas une question de culture par rapport à ça.»

Le président du club voisin, le Club de motoneige du Grand Portneuf, est du même avis.

«C'est sûr qu'il y en a. Mais ce n'est pas comme il y a 20 ou 30 ans et que les gens se promenaient presque avec la caisse de bière entre les jambes. En motoneige, les gens vont prendre une bière ou deux, et ça va s'arrêter là», affirme Harold Grenier, président du Club de motoneige du Grand Portneuf.

Le défi demeure actuel

Dans son rapport mis à jour en 2011, l'INSPQ note que «l'analyse des circonstances de décès des dossiers de coroner montre que, malheureusement, la motoneige est souvent utilisée comme moyen de transport pour se déplacer d'un débit d'alcool à un autre».

C'est d'ailleurs ce qui semble s'être passé dans au moins un des cas survenus cette année : deux jeunes motoneigistes ont disparu sur le lac Saint-François après être allés fêter la nouvelle paternité de l'un d'eux dans un bar des environs. Leurs corps n'ont pas encore été retrouvés.

Mais plus que les facultés affaiblies, Stéphane Desroches croit que c'est surtout la vitesse qui explique les accidents survenus cette saison. Il joue donc de prudence et a demandé à la SQ d'être présente le plus possible sur les sentiers pour tenter de limiter tous les types de comportements fautifs. «Je pense que là, malheureusement, c'est une mauvaise passe de voir autant de décès en peu de temps», dit le directeur de la FCMQ.

«On travaille fort actuellement avec les corps policiers. Je pense que ça va être ça, la recette. Parce que malheureusement, c'est d'envoyer un message aux motoneigistes : adaptez votre conduite. On le fait en auto parce qu'on ne veut pas pogner un ticket. Il faut faire la même chose en motoneige.»

* Les taux observés par La Presse portent sur l'ensemble des dossiers du coroner et pas seulement ceux où des tests ont été menés.

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Des rapports évocateurs

Quand les vacances au Canada virent au cauchemar

Une année plus (ou moins?) meurtrière



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300 AGENTS, 33 000 KM DE SENTIERS

C'est à la Sûreté du Québec qu'il revient de faire respecter les règles relatives à la conduite avec les facultés affaiblies, qui sont les mêmes que pour les véhicules routiers. Le corps policier a procédé à 15 arrestations pour conduite avec les facultés affaiblies cette saison, comparativement à 38 et 33 lors des deux saisons précédentes.

Mais que ce soit pour l'alcool, la vitesse ou d'autres infractions, la tâche peut s'avérer complexe, ne serait-ce qu'en raison de l'étendue du territoire et des ressources limitées du corps policier. La SQ dispose d'environ 300 agents formés pour faire de la patrouille à motoneige; le Québec a 33 000 km de sentiers et plus de 175 000 motoneiges immatriculées - sans parler des champs, des routes ou des lacs qui sont régulièrement empruntés par les motoneigistes.

Pas étonnant, donc, que la sensibilisation soit la solution qui est le plus souvent prônée par les experts ou organismes qui se penchent sur la question. Tant la FCMQ que le Ministère insistent pour dire qu'ils font le nécessaire à cet égard : la Fédération, qui prône la tolérance zéro, mène des campagnes de sensibilisation sur plusieurs facteurs de risque, comme la vitesse, la glace, les véhicules défectueux ou les facultés affaiblies. Le Ministère a quant à lui réservé un budget de 350 000 $ pour sa campagne «Les prudents en font longtemps», qui porte sur la sécurité dans la conduite des véhicules tout-terrain.

- Avec la collaboration de Thomas de Lorimier, La Presse