Le cauchemar absolu : vous êtes coincé sous un wagon de métro, entre un rail et un cadavre, lorsque deux coups de klaxon retentissent. Le train repartira et vous êtes sur son chemin, vous en êtes certain.

Deux ambulanciers qui ont cru mourir écrasés sur les rails du métro de Montréal en tentant de dégager un homme qui venait de mettre fin à ses jours auront droit à un total de 1,5 million de dollars pour leur traumatisme, vient de décider la Cour supérieure.

« Moi, dans ma tête, ça décollait, ça partait », s'est souvenu Jean Langlois devant le tribunal.

La Société de transport de Montréal (STM) a été condamnée à leur verser cette somme parce que ses employés ont tardé à avertir les ambulanciers qu'il s'agissait d'une fausse alerte, ce qui a amplifié le choc. C'est aussi un employé de la STM qui a accroché le klaxon du train à deux reprises.

L'ex-ambulancière souffre d'un trouble de stress post-traumatique dont les symptômes ne s'améliorent plus et n'a jamais pu reprendre son travail, tout comme son partenaire Jean Langlois. Elle travaille maintenant comme aide-cuisinière à temps partiel, alors que lui est devenu homme à tout faire.

La STM considère la possibilité de faire appel du coûteux jugement.

PANIQUE SUR LES RAILS

Les vies de Mme Poisson et de M. Langlois ont pris une tournure dramatique le 10 mars 2012, alors qu'ils intervenaient sur les lieux d'un suicide à la station de métro Cadillac. Le corps du malheureux était coincé sous le métro.

Les deux coéquipiers ont rampé sous un wagon afin de le déloger. Les ambulanciers se sont retrouvés à travailler « étendus de chaque côté de la victime, dans un endroit exigu, peu éclairé et où la chaleur est accablante ».

Quand soudain : un premier coup de klaxon.

Cinq ou six secondes plus tard : un second coup de klaxon.

C'est la panique. Mme Poisson et M. Langlois sont certains que le train s'apprête à repartir. D'autant plus que même s'ils ne peuvent plus voir le quai, ils aperçoivent les bottes de policiers en train de courir sur la voie.

M. Langlois « cherche une issue mais il est coincé entre les roues du wagon et la victime. Il essaie d'identifier les façons de se faufiler pour éviter d'être fauché par le train », relate la juge Suzanne Courchesne dans sa décision rendue lundi.

Mme Poisson « panique et tire de toutes ses forces sur le corps de la victime », continue le jugement. « Ce faisant, elle se blesse à l'épaule et au coude. »

L'équipe réussira finalement à déplacer le corps de la victime et à la transporter jusqu'au quai. Les coéquipiers regagnent ensuite leur véhicule « où ils s'écroulent en larmes, en état de choc ». Ils seront rapidement pris en charge à l'hôpital Maisonneuve-Rosemont.

Aucun des deux n'a retravaillé comme ambulancier depuis ce jour fatidique. Ils ont reçu des diagnostics de trouble de stress post-traumatique.

« TROP PEU, TROP TARD »

La juge Suzanne Courchesne a décidé que la STM était responsable des dommages subis par les deux ambulanciers.

Le tribunal a expliqué qu'un déclenchement accidentel du klaxon - une gaffe commise par l'employé chargé de réparer le pare-brise abîmé du wagon de tête - ne constituait pas une faute : l'habitacle de l'opérateur est petit et l'interrupteur se trouve au sol.

Le vrai problème, écrit la juge Courchesne, c'est l'absence de réaction du « chef d'incident », l'employé de la STM chargé de coordonner tous ceux qui interviennent dans la foulée du suicide.

Il aurait dû « s'empresser, sans délai, d'aviser les ambulanciers de l'absence de danger et de les rassurer en les informant que le klaxon avait été actionné par accident », écrit-elle. Dans les faits, « il affirme avoir avisé les ambulanciers une fois leur intervention terminée, qu'ils n'avaient jamais été en danger. Trop peu, trop tard ».

La somme accordée, un peu plus de 600 000 $ chacun - qui frôle les 1,5 million avec les intérêts -, couvre la différence entre les revenus réels des deux ex-ambulanciers et leurs prestations d'accidentés du travail.

« Nous sommes à prendre connaissance du jugement et à évaluer l'opportunité de le porter en appel. Par conséquent, nous ne commenterons pas davantage », a affirmé par courriel Amélie Régis, porte-parole de la STM.

« Est-ce que nos clients sont satisfaits du jugement ? La réponse, c'est oui, la Cour a donné à mes clients ce qu'ils réclamaient dans leur requête introductive d'instance », a expliqué l'avocate des deux ambulanciers, Me Dominique Audet, du cabinet DA Avocats.

UN PHÉNOMÈNE RÉPANDU

Un syndicat du domaine souligne que le dossier de Mme Poisson et de M. Langlois est une illustration d'un phénomène plus vaste : la détresse très présente chez les ambulanciers, qui font face jour après jour à la mort.

« On a une bonne masse de victimes de stress post-traumatique chez nos paramédics. Et malheureusement, souvent, les gens ne sont pas conscients qu'ils vivent du stress post-traumatique jusqu'à ce que ça ait un effet réellement dans leur vie », a indiqué en entrevue Dany Lacasse, vice-président de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS) de la CSN. Le syndicaliste est lui-même ambulancier.

Tous les paramédicaux savent qu'ils auront à voir du sang et des personnes blessées en s'engageant dans cette profession. Mais selon M. Lacasse, c'est souvent le fait de perdre un patient malgré d'intenses efforts qui marque ces travailleurs.

Depuis 2015, il travaille à raffermir les liens entre les syndicats de paramédicaux et la maison La Vigile, spécialisée dans le traitement des problèmes psychologiques chez les travailleurs en uniforme - pompiers, policiers, ambulanciers et militaires, notamment. Soixante-quinze ambulanciers membres de la FSSS-CSN ont utilisé les services de l'organisme depuis deux ans.