Tony Clement est devenu la semaine dernière le premier député sur la scène fédérale à se retrouver dans la tourmente après qu'il eut reconnu avoir été victime de «sextorsion» à deux reprises au cours des derniers mois. Mais il est loin d'être la première victime à tomber dans ce piège de la Toile au pays.

Les enquêteurs de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) ont reçu pas moins de 1223 plaintes de la part de Canadiens qui affirment avoir été victimes de chantage à caractère sexuel sur l'internet depuis 2012. Les trois quarts des plaignants étaient des hommes, selon ces données obtenues par La Presse en vertu de la Loi sur l'accès à l'information.

Avant d'alerter les limiers, certains de ces plaignants ont cherché à mettre fin à leur cauchemar en versant une somme d'argent à leur harceleur. Résultat : 185 Canadiens ont confirmé à la GRC avoir versé quelque 259 000 $ en tout pour acheter la paix, pour une somme moyenne de 1400 $ par victime. À elle seule, une victime a donné 50 000 $ à son intimidateur en 2014, apprend-on dans les documents.

Ces données ne représentent sans aucun doute qu'un petit échantillon de l'ampleur de ce phénomène, estime Francis Fortin, professeur adjoint à l'École de criminologie de l'Université de Montréal. Selon lui, une fraction seulement des victimes de sextorsion osent porter plainte à la police étant donné qu'elles se retrouvent dans une situation fort embarrassante.

Phénomène difficilement quantifiable

En outre, ces données proviennent uniquement de la GRC, et ne tiennent pas compte des plaintes qu'auraient pu recevoir durant la même période la Sûreté du Québec, la Police provinciale de l'Ontario ou encore les corps policiers des grandes villes du pays.

«C'est un phénomène qui est difficile à quantifier. Mais il est probablement en expansion parce que les fraudeurs ont le meilleur des deux mondes. Ils réclament en moyenne de petits montants que certaines victimes acceptent de payer. Et évidemment, il y a peu de plaintes», a affirmé M. Fortin.

Pis encore, les fraudeurs laissent peu de traces en exigeant des paiements avec des cryptomonnaies telles que les bitcoins, une stratégie qui complique toute enquête policière, a souligné M. Fortin.

«La sextorsion est une forme d'intimidation très sophistiquée.»

Selon Suzie Dunn, étudiante au doctorat et professeure invitée à la faculté de droit de l'Université d'Ottawa, bon nombre des victimes de chantage à caractère sexuel sur l'internet sont des jeunes. Elle souligne que le Centre canadien de protection de l'enfance a constaté une hausse de 89% du nombre de cas de sextorsion impliquant des adolescents entre 2013 et 2015. «C'est un problème grandissant chez les jeunes», a-t-elle affirmé, ajoutant que le crime organisé a commencé aussi à y étendre ses tentacules. «Pour le crime organisé, c'est maintenant devenu une sorte de modèle d'affaires.»

En mai, le détachement de la GRC d'Halifax a décidé de mettre en garde les internautes après avoir reçu six plaintes relatives à la «sextorsion» en l'espace de quelques jours. La GRC a indiqué que dans cinq des six cas, il s'agissait de suspects de sexe féminin qui ont ciblé des victimes de sexe masculin. L'âge des victimes variait de 17 à 52 ans. Seulement une des victimes a envoyé de l'argent au suspect.

«Même si les vidéos n'ont jamais été envoyées aux contacts de la victime, comme le suspect avait menacé de le faire dans les six cas, cela pourrait quand même arriver», soulignait alors le sergent d'état-major Royce MacRae, du Groupe de la criminalité technologique de la GRC en Nouvelle-Écosse. «Une façon de se protéger contre cette arnaque est de ne jamais accepter une demande de devenir ami envoyée par une personne que vous ne connaissez pas.»

Le cas de Tony Clement

Autrefois un pilier du Parti conservateur du Canada, Tony Clement a avoué dans une lettre à ses électeurs publiée sur son site web la semaine dernière qu'il a été victime de sextorsion à deux reprises liée à des «échanges inappropriés» qu'il a eus en ligne et qui l'ont mené à être «infidèle».

Dans le premier cas, M. Clement a indiqué s'être adressé à la Police provinciale de l'Ontario l'été dernier après avoir appris qu'une femme avec qui il avait eu des échanges en ligne s'était fait offrir de l'argent par un compte anonyme sur les réseaux sociaux contre de l'information intime et personnelle à son sujet.

Dans le cas de la deuxième tentative de sextorsion, il a reconnu avoir fait parvenir des images et une vidéo explicites à une «destinataire féminine consentante», et que celles-ci s'étaient plutôt retrouvées entre les mains d'un «individu ou un groupe» qui l'avait «ciblé».

L'individu ou le groupe exigeait 50 000 euros de la part de Tony Clement en guise de rançon pour ne pas publier les images explicites.

C'est alors que le député a décidé d'alerter la GRC. Il a aussi été contraint de démissionner la semaine dernière des fonctions qu'il occupait au sein du Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement, un comité ultra-secret qui supervise les activités des agences de renseignement canadiennes.

Au départ, M. Clement avait affirmé au chef du Parti conservateur Andrew Scheer que ce dernier cas de sextorsion était un «incident isolé» alors que ce n'était pas le cas. Mis au courant qu'il y avait eu un autre incident, M. Scheer a demandé la démission de Tony Clement du caucus conservateur, ce qu'il a fait mercredi dernier. M. Clement, qui a dirigé quelques ministères durant le règne de près de 10 ans du gouvernement conservateur de Stephen Harper, siège maintenant comme député indépendant de Parry-Sound-Muskoka.

- Avec William Leclerc, La Presse

QU'ENTEND-ON PAR «SEXTORSION»?

La GRC définit le terme sextorsion comme «une situation où une relation en ligne se développe au point où le fraudeur demande à la victime de poser des gestes à caractère sexuel pendant une séance de vidéoclavardage. Ensuite, le suspect, que la victime n'a jamais rencontré en personne, informe celle-ci qu'il a clandestinement enregistré la séance de vidéoclavardage et il menace d'envoyer la vidéo à tous les contacts de la victime si elle ne lui remet pas une certaine somme d'argent».

PAS DE DONNÉES À LA SQ

La Presse a aussi demandé à la Sûreté du Québec de lui fournir les données qu'elle détient sur les cas de sextorsion, mais elle ne comptabilise pas ces crimes séparément comme le fait la GRC. Ces cas sont inclus dans la catégorie des infractions relatives à l'extorsion, la pornographie juvénile, le leurre et la distribution non consensuelle d'images intimes. Le SPVM n'a pas de statistiques précises sur ce phénomène non plus.