La Gendarmerie royale du Canada (GRC) envisage le dépôt de nouvelles accusations criminelles contre SNC-Lavalin en lien avec le versement de pots-de-vin au Canada, a appris La Presse. Mais ce n'est pas tout. L'enquête policière s'est élargie, et les enquêteurs ont saisi récemment des documents liés à plusieurs paiements secrets qui devaient aider l'entreprise à remporter des contrats autour du globe.

Le 21 mars dernier, des agents de la GRC rattachés à la Division des enquêtes de nature délicate et internationale ont fait irruption au siège social de SNC-Lavalin, boulevard René-Lévesque Ouest.

Ils étaient là pour saisir une énorme quantité de fichiers informatisés. Tellement qu'il leur a fallu installer des policiers pendant plusieurs jours dans la salle des serveurs de l'entreprise afin de tout ramasser.

L'affaire a été tenue sous silence. Elle n'a pas été mentionnée publiquement à l'assemblée annuelle des actionnaires de SNC-Lavalin, la semaine dernière (le rapport de gestion précisait toutefois qu'une enquête de la GRC se poursuit et pourrait inclure la société). 

Lors de cette assemblée, le président et chef de la direction, Neil Bruce, avait insisté sur l'importance de « continuer à mettre le passé derrière [eux] ».

Oui, certains anciens dirigeants de SNC-Lavalin sont en attente de procès pour avoir truqué l'appel d'offres du Centre universitaire de santé McGill (CUSM). Oui, l'entreprise elle-même est accusée de fraude et de corruption d'agents étrangers pour avoir versé des millions au régime du dictateur libyen déchu Mouammar Kadhafi. Mais il faut regarder vers l'avenir, avait insisté M. Bruce.

« Nous n'avons été reconnus coupables de rien jusqu'ici et nous ne croyons pas que nous allons l'être, mais c'est davantage une affaire de réputation et, ultimement, nous voulons mettre cela derrière nous », avait-il déclaré.

La perquisition de mars dernier risque de compliquer les choses.

Une vieille histoire revient hanter la direction

Des déclarations sous serment rédigées par les enquêteurs pour justifier la perquisition et obtenues en primeur par La Presse expliquent que la saisie des documents avait pour but de prouver que SNC-Lavalin avait fraudé le gouvernement canadien au début des années 2000, en versant des pots-de-vin à un haut responsable fédéral.

Michel Fournier, PDG de la Société des ponts fédéraux, avait reçu 2,35 millions de l'entreprise. SNC-Lavalin avait remporté à la même époque le contrat de 127 millions pour la réfection du pont Jacques-Cartier. L'histoire avait été mise au jour en 2014 par la journaliste Anne Panasuk, de Radio-Canada.

Michel Fournier a été condamné à cinq ans et demi de pénitencier l'an dernier. Il n'a jamais voulu dévoiler qui, chez SNC-Lavalin, avait arrangé le versement des pots-de-vin. 

Les corrupteurs n'ont donc été accusés de rien à ce jour. Mais les documents obtenus par La Presse montrent que la police y travaille activement. Des entrevues de témoins ont eu lieu, aussi récemment qu'en janvier dernier. L'un des témoins clés qui a guidé la police est Riadh Ben Aissa, ancien haut dirigeant de SNC-Lavalin qui a fait de la prison en Suisse pour corruption et qui est accusé de fraude dans le dossier du CUSM. Il est brouillé avec son ancien employeur et a signé une entente de collaboration avec la GRC.

« J'ai des motifs raisonnables de croire qu'entre 2000 et 2003, la société SNC-Lavalin a commis l'infraction suivante : quatre chefs d'accusations de fraude envers le gouvernement », écrit le caporal Guy-Michel Nkili, l'un des enquêteurs au dossier.

« L'enquête a aussi démontré que certains hauts dirigeants de SNC-Lavalin avaient connaissance des paiements faits à un fonctionnaire public, soit Michel Fournier », ajoute le policier.

Anciens cadres montrés du doigt

La police montre du doigt les anciens cadres Michael Novak et Kamal Francis.

Michael Novak est l'ancien vice-président exécutif de l'entreprise et ancien membre du bureau du président. Il a démissionné en 2013.

Conjoint de la ministre de l'Accès à l'information et de la Réforme des institutions démocratiques, Kathleen Weil, il est aujourd'hui président sortant de la Fédération des chambres de commerce du Québec. Des documents judiciaires ont déjà démontré qu'il avait refusé d'autoriser certains paiements irréguliers, malgré les pressions, dans les heures les plus sombres de SNC-Lavalin.

Mais dans le dossier du pont Jacques-Cartier, la GRC constate qu'il a autorisé des paiements basés sur des ententes fictives avec de faux sous-traitants. On prétendait payer un consultant en Libye ou en Algérie, mais l'argent débloqué était en fait versé à Michel Fournier à titre de pots-de-vin. M. Novak savait, ou aurait dû savoir, que les ententes de paiement étaient fictives, selon les policiers.

« M. Novak avait la responsabilité de s'assurer que les conventions de représentations signées par SNC-Lavalin international respectaient non seulement les normes et politiques internes de la compagnie, mais également les lois et règlements canadiens applicables », lit-on dans les documents.

Joint par La Presse, M. Novak s'est dit confiant pour la suite des choses. 

« L'affaire est sous enquête, donc malheureusement, je ne suis pas en mesure de clarifier la situation pour vous, autre que de vous dire que lorsque tous les faits seront établis, il n'y aura absolument rien à me reprocher. »

La GRC fait les mêmes reproches à Kamal Francis, un ancien vice-président senior chez SNC-Lavalin international : il aurait autorisé certains paiements tout en sachant qu'ils étaient basés sur des ententes fictives dans le but de dissimuler un versement d'argent à une tierce partie.

Au téléphone, hier, M. Francis n'a pas voulu discuter de l'affaire. « Cette période, elle est morte pour moi. SNC-Lavalin, je ne veux plus entendre parler d'eux », a-t-il dit.

Une boîte de Pandore

En suivant la trace des pots-de-vin versés à Michel Fournier, les policiers ont ouvert une boîte de Pandore.

Ils ont découvert que l'argent était passé par une petite société de consultants appelée Promotag, établie au Liban. Des employés de SNC-Lavalin ont expliqué aux enquêteurs que Promotag était en fait un « canal » utilisé pour payer certaines personnes qui désiraient rester dans l'ombre. Promotag se gardait 5 % de frais de service et transférait les paiements vers des destinataires cachés dans les paradis fiscaux, dont elle ignorait parfois même l'identité.

Pierre Assioun, un des anciens dirigeants de Promotag, a rencontré les policiers deux fois et a avoué que, « dans la majorité des conventions signées avec SNC-Lavalin, le but ultime des ententes était de transférer des paiements à des tierces parties désirant demeurer anonymes. Ces tierces parties ne voulaient pas être directement associées aux paiements faits par SNC-Lavalin ».

Promotag aurait été utilisée par SNC-Lavalin pour payer des bénéficiaires dans le cadre de 17 projets. L'un des destinataires était Michel Fournier. Les autres ? Mystère.

Lors de la perquisition en mars, la GRC a saisi des dizaines de factures de Promotag reliées à des projets au Kazakhstan, en Russie, au Nigeria, au Sénégal, au Kenya, au Tchad, en Guinée, au Niger et en Libye. Rien n'indique que ces factures cachent des malversations comme dans le cas des pots-de-vin acheminés à Michel Fournier, mais les policiers risquent de vouloir vérifier qui étaient ces destinataires qui souhaitaient rester anonymes.

La GRC dit aussi avoir découvert que SNC-Lavalin faisait affaire avec au moins un autre intermédiaire qu'elle payait sur la base d'ententes fictives de consultation et qui transférait l'argent à des bénéficiaires anonymes dans les paradis fiscaux.

Cet intermédiaire est le Dr Hugh Thurston, conseiller financier de l'ancienne première ministre britannique Margaret Thatcher établi dans l'île de Jersey, un paradis fiscal situé au large de l'Angleterre. Il aurait arrangé des transferts d'argent pour SNC-Lavalin dans le cadre de projets au Venezuela et en Algérie.

Hugh Thurston a déjà été montré du doigt pour avoir aidé un politicien sud-africain à cacher dans les paradis fiscaux les pots-de-vin versés par un fabricant d'armes. Il a aussi agi comme administrateur pour une société-écran établie dans les paradis fiscaux qui était propriétaire en sous-main de la maison de retraite de Mme Thatcher, dont les actionnaires n'ont jamais été dévoilés, selon plusieurs médias britanniques. M. Thurston est mort en 2012.

Pendant l'enquête, les policiers ont aussi trouvé des traces de transferts de fonds vers l'entreprise personnelle de Riadh Ben Aissa, l'un de leurs témoins collaborateurs principaux dans ce dossier.

Réaction de SNC-Lavalin

« La GRC s'est rendue aux bureaux de SNC-Lavalin pour obtenir d'anciens documents et dossiers qui datent d'environ 15 à 30 ans. Nous avons toujours collaboré activement avec les autorités et nous continuerons à le faire », a confirmé hier la vice-présidente principale aux communications, Isabelle Perras.

« Ces dossiers concernent d'anciens employés qui ont quitté l'entreprise depuis plusieurs années, ainsi que des tierces parties qui ne sont plus liées d'aucune façon à l'entreprise », a-t-elle dit.

« Les dossiers ciblés font état de la participation de Riadh Ben Aissa et de Sami Bebawi, contre qui SNC-Lavalin a déposé une poursuite de 144 millions de dollars pour détournement de fonds et fraude. À ce titre, SNC-Lavalin a déjà récupéré environ 19 millions de dollars de Riadh Ben Aissa », a ajouté Mme Perras.

- Avec la collaboration de Daniel Renaud, La Presse

Photo Marco Campanozzi, Archives La Presse

Michael Novak est l'ancien vice-président exécutif de SNC-Lavalin et ancien membre du bureau du président. Il a démissionné en 2013.