Alors que la crise du fentanyl continue de faire des dizaines de milliers de morts aux États-Unis, les autorités américaines viennent de frapper leur plus grand coup à ce jour contre les exportateurs chinois qui inondent le marché noir d'opioïdes hyperpuissants. Une offensive intercontinentale qui repose notamment sur le travail crucial d'un petit groupe d'enquêteurs spécialisés de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), basés au Québec.

Le procureur général des États-Unis Jeff Sessions lui-même s'était déplacé spécialement à Fargo, au Dakota du Nord, pour son annonce de vendredi dernier. L'endroit n'avait pas été choisi au hasard. C'est dans cet État que Bailey Henke, un jeune homme de 18 ans, est mort d'une surdose de fentanyl alors qu'il jouait à des jeux vidéo avec des amis, en 2015.

La police avait découvert que le fentanyl avait été commandé au Québec par un distributeur américain. L'affaire avait fait grand bruit.

Le fentanyl, opioïde synthétique environ 40 fois plus puissant que l'héroïne, a fait 20 000 morts aux États-Unis l'an dernier. 

Le pays vit actuellement « la crise liée aux drogues la plus meurtrière de l'histoire américaine », a avancé Jeff Sessions dans son allocution.

« La plus grande partie du fentanyl ne vient pas d'ici. La plus grande partie est fabriquée en Chine », a-t-il souligné, en annonçant une série de mesures pour arrêter « ce flot de fentanyl venu de Chine, ce flot qui cause trop de morts ».

UN SERGENT DE SAINT-HUBERT REMERCIÉ

Dans un geste sans précédent, le grand patron de la justice américaine a donc annoncé le dépôt d'accusations criminelles simultanées contre quatre citoyens chinois pour leur rôle dans le commerce international de fentanyl.

Leur patron, Jian Zhang, un autre ressortissant chinois déjà accusé en octobre, a du même coup été désigné comme un « kingpin » (caïd) de la drogue en vertu de la loi, comme les dirigeants des cartels mexicains ou colombiens.

Cette désignation rend illégal pour tout citoyen ou toute entreprise américaine de traiter avec le résidant de Shanghai ou son entreprise, Zaron Bio-Tech. Les photos et informations personnelles des accusés ont été diffusées partout dans le monde. (Aucun des accusés chinois n'a toutefois été arrêté à ce stade puisqu'ils se trouvent tous à l'étranger.)

Dans son discours, Jeff Sessions a pris la peine de remercier personnellement le sergent Jacques Théberge, un enquêteur de la GRC basé à Saint-Hubert qui est l'un des plus grands spécialistes des drogues de synthèse au Canada. 

Il a aussi eu un mot pour les dizaines de policiers canadiens qui ont aidé les Américains à remonter cette filière jusqu'à son point d'origine en Chine.

« Excellent travail. Excellent soutien canadien », a-t-il lancé. Et pour cause. La police montée avait permis d'établir un lien entre des distributeurs régionaux de fentanyl aux États-Unis et les grands exportateurs de l'autre côté de l'océan Pacifique.

LES INTERMÉDIAIRES DE DRUMMONDVILLE

« OK c'est bon. Le nouveau fent est à 99,3 %. J'ai l'analyse. La nouvelle batch est encore plus forte que la dernière et elle a une vraie senteur de H [héroïne], comme du vinaigre », écrivait Daniel Vivas Ceron à un de ses distributeurs en Floride, en 2013, dans un message découvert plus tard par les autorités.

Ceron, Colombien d'origine installé au Québec, était détenu au pénitencier de Drummondville au moment où il a écrit ce message. 

Daniel Vivas Ceron purgeait une peine pour une série de tentatives de meurtres, ce qui ne l'empêchait pas de gérer son commerce avec un téléphone cellulaire conservé illégalement dans sa cellule, selon la preuve déposée en cour.

Après la mort de Bailey Henke au Dakota du Nord, en janvier 2015, les policiers avaient découvert que le revendeur de fentanyl qui alimentait les jeunes du secteur s'approvisionnait auprès d'un distributeur en Oregon. Lorsqu'ils ont arrêté le distributeur, celui-ci s'est mis à table et a raconté comment il commandait son fentanyl auprès d'un internaute québécois, Daniel Vivas Ceron.

Les enquêteurs américains ont commencé à échanger avec Ceron en utilisant le compte Wickr du distributeur. Wickr est une application pour téléphone intelligent qui permet d'échapper à la surveillance policière en envoyant des messages cryptés qui s'autodétruisent après lecture. (Elle n'est d'aucune utilité si vous échangez en fait sans le savoir avec un policier.)

Ceron, qui pensait parler à ses clients habituels, a organisé plusieurs envois de fentanyl chinois vers les États-Unis et s'est retrouvé incriminé jusqu'au cou.

ENVOYÉ AU TROU

Les agents de la GRC ont alors pris le relais. Ils ont perquisitionné dans la cellule de Ceron à Drummondville et saisi son téléphone, sa comptabilité, les informations sur ses fournisseurs en Chine et ses clients américains, ainsi que sa liste de contacts Wickr.

Selon un document déposé à la cour, Ceron a ensuite été envoyé au trou, en isolement carcéral, pendant que les policiers conservaient son téléphone et commençaient à envoyer des messages à tous ses contacts en se faisant passer pour lui. Ils ont pu explorer toutes les ramifications de son réseau.

Ils tenaient la cible parfaite : un criminel « pivot », qui se trouvait juste au milieu, entre les fournisseurs chinois et les distributeurs régionaux aux États-Unis.

Un lien a été établi entre Ceron et la livraison de fentanyl qui avait causé la mort de Bailey Henke, ainsi que d'autres surdoses ailleurs aux États-Unis. Les enquêteurs ont identifié un de ses clients en Floride qui disait vouloir acheter son fentanyl « seulement au Canada ». Ils ont trouvé des courriels où il parlait avec ses clients du nombre de surdoses causées par sa marchandise.

À sa sortie de prison au Québec, fin 2015, Ceron a été arrêté par les autorités américaines. Il s'est mis à table à son tour et a expliqué que c'était un autre détenu de Drummondville, Jason Berry, qui l'avait initié au commerce postal du fentanyl.

Les enquêteurs ont pu suivre les traces morbides du duo au fil de leurs envois postaux aux États-Unis, liés à des surdoses en Caroline du Nord, au Dakota du Nord et en Oregon. En comptant leurs associés et partenaires, le réseau avait alimenté le marché du fentanyl dans 11 États américains.

Un trafiquant devenu délateur a même raconté comment Jason Berry lui avait montré sur l'internet comment fabriquer des comprimés en quantité industrielle avec la poudre de fentanyl qu'il lui envoyait. Le délateur était devenu un important trafiquant au Rhode Island.

LA FIRME DE SHANGHAI

Surtout, les enquêteurs ont pu remonter jusqu'aux fournisseurs chinois à la source : Na Chu, 37 ans, Yeyou Chu, 36 ans, Cuiying Liu, 62 ans, et Keping Zhang, 62 ans, ont donc pu être visés par des accusations criminelles, tout comme leur patron allégué Jian Zhang, 39 ans.

Ce dernier est le dirigeant de Zaron Bio-Tech, une firme enregistrée à Hong Kong, mais qui est active dans la région de Shanghai. Les autorités soutiennent que sous le couvert d'une entreprise légitime d'additifs alimentaires, l'entreprise sert à organiser l'envoi massif de fentanyl au Canada et aux États-Unis.

Le témoignage du sergent de la GRC Jacques Théberge a été un élément clé de la preuve présentée au grand jury américain afin de justifier le dépôt des accusations. À ce jour, ce sont 32 résidants du Canada, de la Chine et des États-Unis qui ont pu être accusés grâce à l'enquête sur Ceron et Berry.

« Nous retirons de la drogue de la rue, et cela sauve des vies. Mais nous devons reconnaître que nous avons encore beaucoup de travail à faire », a déclaré le procureur général Jeff Sessions en conclusion de son annonce.

Photo archives la presse

Jason Berry

Image fournie par le gouvernement américain

Les quatre citoyens chinois contre lesquels des accusations ont été annoncées, vendredi dernier, et leur patron, déjà accusé en octobre, Jian Zhang