L'Unité permanente anticorruption (UPAC) soupçonne le député Guy Ouellette d'avoir été mêlé à un complot impliquant le vol de documents d'enquête criminelle sur des dirigeants libéraux et leur fuite stratégique dans les médias pour « influencer ou négocier une nomination ou en faire le commerce », selon des documents rendus publics jeudi.

Impossible pour l'instant de comprendre le rôle exact attribué par les enquêteurs au député libéral dans cette affaire, si ce n'est que, selon leurs prétentions, il « obtient ou tente d'obtenir des informations auprès de policiers ou de membres de l'UPAC afin de les transmettre aux médias ».

Or, « il est dans l'intérêt du public de protéger les enquêtes et les procédures judiciaires », lit-on dans les documents. Les enquêteurs savent que des gens ont dérobé des documents, mais « l'étendue du vol » est inconnue.

DE GRANDES PORTIONS INACCESSIBLES

À la suite d'une requête de La Presse appuyée par plusieurs autres médias, la cour a autorisé, jeudi, la publication d'une petite partie des déclarations assermentées rédigées par un enquêteur de l'UPAC pour justifier des perquisitions dans cette affaire, en octobre dernier.

La grande majorité des documents demeure censurée, en partie pour protéger l'enquête qui est toujours en cours et en partie parce qu'un débat judiciaire doit avoir lieu sur le « privilège parlementaire » qui pourrait protéger les communications du député.

De leur côté, les avocats de M. Ouellette ont aussi fait des démarches pour faire censurer quelques passages qui n'ont pu être rendus publics. Le député maintient depuis le début que cette enquête n'a « aucun fondement » et constitue une « tentative d'intimidation ».

UN SAC CACHÉ AU TIM HORTONS

Les portions de documents dévoilées jeudi relatent les circonstances de l'arrestation du député.

Le matin du 25 octobre, des agents de l'UPAC ont mené une perquisition chez Richard Despaties, un de leurs anciens collègues qui venait d'être congédié. Il était soupçonné d'être mêlé au vol de documents confidentiels, et les policiers savaient qu'il était en contact occasionnel avec le député Ouellette.

Munis d'une autorisation spéciale d'un juge, les agents ont pris le téléphone de Richard Despaties et ont commencé à échanger des messages textes avec M. Ouellette en se faisant passer pour lui. Le faux Despaties disait posséder « un autre scoop » qui intéresserait le député.

Parallèlement, d'autres policiers ont caché un paquet de feuilles blanches dans un sac en papier brun, derrière une borne de recharge de voitures électriques, au Tim Hortons de Laurier-Station, près de Québec.

La suite des échanges par cellulaire est tenue confidentielle pour l'instant en raison du privilège du parlementaire. Mais vers 13h40, Guy Ouellette s'est présenté au Tim Hortons de Laurier Station, vraisemblablement en suivant les instructions qui lui avaient été données par message texte.

Il a ramassé le sac dissimulé derrière la borne et l'a apporté dans sa voiture.

Avant qu'il puisse fermer la portière de son véhicule, des policiers ont fondu sur lui et ont procédé à son arrestation.

Le député a voulu saisir son téléphone, mais les policiers l'en ont empêché.

Après un long interrogatoire, il a été libéré sans accusation pour la poursuite de l'enquête.

DE NOMBREUSES FUITES

La perquisition chez Despaties et l'arrestation de Ouellette découlaient d'une enquête déclenchée au printemps dernier pour trouver l'origine de fuites de documents confidentiels aux médias concernant des enquêtes criminelles menées par l'UPAC.

Des fuites avaient été constatées à maintes reprises dans les médias de Québecor ainsi qu'à Radio-Canada et dans La Presse, notamment.

Certains reportages citaient ou montraient à l'écran des documents confidentiels liés aux enquêtes de l'UPAC, notamment :

• Le projet Mâchurer, toujours en cours, qui « vise le financement du Parti libéral du Québec » et dans lequel « Jean Charest et Marc Bibeau sont des sujets visés », précise l'UPAC.

• Le projet Lierre, sur le rôle joué entre autres par l'ex-vice-première ministre Nathalie Normandeau dans l'attribution d'une subvention gouvernementale à Boisbriand.

• Le projet Joug, sur l'attribution de subventions dans l'Est-du-Québec à l'époque où Mme Normandeau était au gouvernement.

Au début de l'enquête sur les fuites, l'UPAC croyait trouver quelqu'un à l'interne qui se serait rendu coupable de vols de documents, d'abus de confiance et d'entrave à la justice. « Notre équipe n'enquête pas sur les sources journalistiques ou les journalistes », lit-on dans les documents dévoilés jeudi.

Richard Despaties et un autre policier de l'UPAC, Stéphane Bonhomme, sont rapidement devenus les cibles de l'enquête sur les fuites. Les faits reprochés s'étaleraient entre septembre 2015 et le jour de l'arrestation du député Ouellette.

Après avoir ciblé Despaties et Bonhomme, les enquêteurs ont commencé à croire que les fuites étaient reliées à un complot et à des manoeuvres pour « influencer ou négocier une nomination ou en faire le commerce ».

Les enquêteurs disent avoir remarqué que certaines fuites avaient lieu à des moments stratégiques quand le patron de l'UPAC Robert Lafrenière avait à traiter avec le gouvernement du Québec.

Ils font aussi des liens avec les passages des dirigeants de l'UPAC devant la Commission parlementaire sur les institutions, alors présidée par Guy Ouellette, sans qu'on puisse comprendre exactement ce qu'ils en déduisent.

Le dépôt éventuel d'accusations relativement à des tentatives d'influer sur des nominations provoquerait à coup sûr un débat en cour sur les rôles respectifs des corps policiers et des élus et de leurs interactions. Déjà, dans son discours à l'Assemblée nationale après son arrestation cet automne, Guy Ouellette disait avoir été victime d'un coup monté et faisait le lien avec son travail de député.

« J'ai été victime d'un coup monté par l'Unité permanente anticorruption au moment même où les membres de la commission que je présidais se préparaient à entendre les témoignages des dirigeants d'organismes publics qui sont sous la compétence de la commission », avait-il dit.

LE PROCÈS NORMANDEAU

Dans l'immédiat, l'enquête sur les fuites médiatiques risque de rebondir au procès de Nathalie Normandeau, qui doit s'ouvrir bientôt à Québec à la suite des enquêtes anticorruption Joug et Lierre. L'avocat de Mme Normandeau a déjà signifié qu'il demanderait l'arrêt des procédures en raison des fuites d'informations dans le dossier de sa cliente.

Or, les documents rendus publics jeudi à la demande des médias révèlent que l'enquête interne sur les fuites à l'UPAC s'est notamment basée sur une série d'articles écrits l'an dernier par Louis Lacroix, journaliste à Cogeco et à L'actualité, au sujet de la preuve contre Mme Normandeau.

Louis Lacroix avait raconté dans ses articles qu'un mystérieux « Pierre » avait communiqué avec lui en disant détenir en primeur toute la preuve amassée contre l'ancienne vice-première ministre. « Pierre » disait que la preuve reposait uniquement sur le témoignage d'un coaccusé, son ancien chef de cabinet Bruno Lortie.

Louis Lacroix avait remis en question les motivations de son interlocuteur. Un de ses articles s'intitulait : « Qui veut faire dérailler le procès de Nathalie Normandeau ? » Le journaliste disait : « Pierre n'est pas une source, mais quelqu'un qui veut se servir des journalistes pour faire avancer sa cause. »

« Pierre » disait apparemment que « ce n'est pas Nathalie Normandeau [...] qui a organisé tout ça » et que le « gros poisson » était plutôt l'ancien premier ministre Jean Charest. Il disait pouvoir fournir toute la preuve amassée par l'UPAC dans cette affaire.

Or, à la date où « Pierre » était entré en contact avec Lacroix, la preuve contre Nathalie Normandeau n'avait pas encore été divulguée aux accusés. Seuls les membres de l'UPAC et les procureurs au dossier y avaient accès, selon les documents dévoilés jeudi.

Enquête toujours en cours sur le chèque de Coderre

Les documents de l'enquête sur les fuites permettent d'apprendre qu'une enquête policière était toujours en cours, en avril 2017, sur un chèque de 25 000 $ émis par l'homme d'affaires Jean Rizzuto à Denis Coderre, à l'époque où celui-ci était député fédéral. L'enquêteur de l'UPAC souligne que Le Journal de Montréal avait publié, le 3 avril, un article sur ce chèque, utilisé par Denis Coderre pour payer ses frais d'avocats dans le cadre de l'affaire Shane Doan. Le hockeyeur professionnel et M. Coderre se poursuivaient mutuellement en diffamation à la suite de commentaires de l'athlète sur les arbitres francophones. Or, selon l'UPAC, l'article sur le chèque évoque « des documents couverts par le privilège de l'enquête en cours ».