L'avocat prend une grande respiration avant d'entrer dans le cubicule où l'attend Linda*. « Cette cliente est particulière », nous avertit Me Charles Benmouyal avant de franchir la porte.

Jour après jour, il défend des « accidentés » de la vie, comme il les appelle. C'est dit sans découragement ni mépris.

Ses clients accusés au criminel sont pour la plupart pauvres, vulnérables, souvent toxicomanes ou psychiatrisés, ou encore les deux à la fois.

Ses collègues et lui ont une expression pour cela : la criminalité « désorganisée ». Tout le contraire du crime organisé - mafia et autres bandes de motards.

Une fois condamnée, cette clientèle vient gonfler les rangs des détenus dans les prisons provinciales déjà surpeuplées. Pour mieux comprendre le phénomène, La Presse a suivi un avocat de l'aide juridique durant deux jours à la fin de l'été dernier.

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Ce matin-là, Me Benmouyal a sept clients dont la cause revient devant le tribunal. Il court d'un étage à l'autre du palais de justice de Montréal avec sa pile de dossiers sous le bras.

Chaque dossier qu'il ouvre équivaut à un nouveau plongeon dans la misère humaine.

Victime d'inceste, accro aux narcotiques, Linda souffre d'un trouble de la personnalité. La quinquagénaire n'est pas une cliente facile. Elle se désorganise à tout bout de champ.

Linda est inculpée d'avoir menacé à la pointe du couteau un commis de dépanneur pour lui voler 20 $. Une caméra de surveillance a capté la scène. La preuve contre elle est béton, mais elle ne se souvient de rien. Elle était fortement intoxiquée au moment du vol.

Une psy a évalué Linda. Conclusion : l'accusée pouvait distinguer le bien du mal au moment du crime. Outrée, Linda se plaint de cette psy « trop pressée » qui n'a rien compris à sa vie. Elle craint d'être envoyée en prison.

« J'ai peur de laisser mon chien seul. S'il meurt, je meurs », crie-t-elle au visage de l'avocat qui conserve son calme. « Je suis avocat, pas magicien », lui répond-il sans lever le ton. Aux yeux de Me Benmouyal, Linda n'a aucune défense possible. Elle a tout intérêt à reconnaître sa culpabilité.

« Arrêtez de m'humilier, poursuit-elle sur le même ton agressif. Je suis une victime d'inceste. » Après de longues minutes, l'avocat qui essuie une pluie d'insultes réussit à atténuer sa rage. Devant le juge, Linda est méconnaissable. Douce comme un agneau, elle plaide coupable.

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L'après-midi de Me Benmouyal sera tout aussi chargé. Il est affecté à l'accueil des nouveaux clients au bureau d'aide juridique de la Place Dupuis.

Sa première cliente - atteinte d'une déficience intellectuelle légère - est accusée d'avoir frappé son ex-blonde. C'est son premier contact avec le système judiciaire. Sa défense ne lui coûtera rien puisqu'elle est bénéficiaire de l'aide sociale. Elle ne semble pas y croire. Le principe de présomption d'innocence est trop complexe pour elle. Angoissée, elle fait sans cesse répéter l'avocat.

« Hakuna matata », conclut la jeune femme, grande admiratrice du film pour enfants Le roi lion. L'avocat prend soin de lui écrire la date du prochain rendez-vous. Il n'est pas rare que ses clients oublient de se présenter à son bureau ou à la cour.

La cliente suivante passe la porte les bras chargés d'enveloppes, certaines pas encore ouvertes. D'autres débordent de notes manuscrites et de vieux papiers. Son histoire est difficile à suivre. Elle est accusée de harcèlement criminel. « J'ai fait des appels pour sauver ma vie », hurle-t-elle. Il est question d'un ex-mari homosexuel et d'un Chinois surnommé la « mouffette ».

La quadragénaire finit par traiter l'avocat de bandit à cravate avant de sortir en trombe - laissant toutes les enveloppes sur le bureau du criminaliste.

Me Benmouyal n'est pas ébranlé. Douze années passées à l'aide juridique ont façonné sa carapace.

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Lendemain matin. Retour au palais de justice.

Serge* veut régler son dossier, mais il refuse de plaider coupable à toutes les accusations qui pèsent contre lui. Ce séropositif sans emploi est prêt à admettre qu'il a vendu du GHB et du crystal meth dans le Village gai pour arrondir ses fins de mois.

Les policiers en ont saisi dans son logement. Le hic, c'est qu'ils ont aussi trouvé d'autres drogues en moins grande quantité. Serge assure qu'elles servaient à soulager des maux liés à son état de santé et non à alimenter son petit commerce illicite.

En négociant avec la Couronne, Me Benmouyal obtient le retrait de certains chefs d'accusation liés aux plus petites quantités de drogues. Un agent de probation est mandaté pour évaluer sa situation avant que le juge ne prononce sa peine. Son rapport servira de guide au magistrat pour mesurer les progrès accomplis par l'accusé depuis son arrestation.

L'avocat sert un avertissement à son client : « Il va falloir que tu démontres au juge que le Serge qu'il a devant lui n'est pas le même Serge qui ne reculait devant rien pour faire une piastre. » « J'ai vraiment changé », lui répond ce dernier d'un ton assuré.

Fou, mais pas fou

Encadré par deux agents de l'Institut Philippe-Pinel, Benoît est assis dans un cubicule où il attend Me Benmouyal.

Vêtu d'un t-shirt et d'un pantalon de jogging gris trop serrés, les cheveux en broussailles, le jeune homme a un sourire niais accroché en permanence au visage. Son regard est absent.

« Sais-tu pourquoi tu es ici ? », lui demande son avocat. « Pour les appels téléphoniques. Les micropuces. On parle de micropuces ? », demande le jeune homme, convaincu qu'il est surveillé par l'État grâce à un appareil électronique qu'on lui aurait implanté dans le corps.

« Tu es accusé d'avoir fait un appel dans un hôpital où tu as dit que tu ferais une fusillade. Un juge t'a dit de ne plus appeler, mais tu as quand même rappelé. »

L'avocat de la défense vient de recevoir le rapport d'un psychiatre concluant que son client n'est pas un cas d'« article 16 ». Même s'il souffre de troubles psychiatriques reconnus, l'accusé paraissait distinguer le bien du mal au moment des infractions alléguées.

Pour la mère de l'accusé, aussi assise dans le cubicule, la nouvelle fait l'effet d'une douche froide. Son fils n'a pas d'autre choix que de plaider coupable aux accusations de menace de mort et de non-respect de condition qui pèsent contre lui.

Déjà détenu dans un hôpital psychiatrique sous le coup d'une ordonnance administrative, le jeune homme risque maintenant d'avoir un casier judiciaire.

Aux yeux de la mère, son fils est un grand malade. Pas un criminel.

Me Benmouyal est bien d'accord. Mais pour lui, la scène est commune. Parmi sa clientèle, la ligne est souvent mince entre la responsabilité et la non-responsabilité criminelle.

Benoît s'apprête à faire son apparition devant le juge après avoir été rassuré une dernière fois par son avocat. « As-tu appris de tout ça ? », lui demande MeBenmouyal.

« Oui, définitivement », répond le jeune homme, tout sourire, en applaudissant comme un enfant devant un spectacle de marionnettes.

Une fois devant le juge, Benoît perd son enthousiasme. Le jeune homme peine à réprimer ses tremblements. « Je m'excuse pour avoir commis des gestes qui sont difficiles à apprivoiser », dit le jeune homme.

La comparution dure quelques minutes à peine. Le juge accepte sa reconnaissance de culpabilité et fixe les observations sur la peine à plus tard cet automne.

Me Benmouyal compte tout faire pour lui éviter un casier judiciaire. « Benoît a un long passé en institution, et sans doute, si je peux me permettre un pronostic : un long futur en institution également », souligne l'avocat de la défense au magistrat.

Avant de partir, Benoît remercie le juge sur un ton enjoué : « Passez un bel après-midi ! » Le magistrat lui offre un sourire compatissant.

À sa sortie de la salle d'audience, sa mère lui passera la main dans les cheveux et l'embrassera tendrement avant qu'il ne reparte vers Pinel.

* Dans le cadre de ce reportage, tous les accusés ont consenti à la présence de La Presse lors des échanges avec leur avocat, à la condition que leur nom soit changé.