«Je suis complètement sonné. Je suis sans mots.»

Mohammed Boussaid a côtoyé de près Chiheb Esseghaier pendant ses études à l'Institut national des sciences appliquées et de technologie (INSAT) de Tunis, entre 2001 et 2008. Dans tout le campus, un immeuble de béton labyrinthique, l'arrestation du jeune homme, lundi à Montréal, a eu l'effet d'une bombe.

Comme plusieurs anciens professeurs rencontrés hier par La Presse, l'expert en biotechnologies dresse le portrait d'un étudiant effacé, voire austère. «Je me vois encore en train de discuter avec lui, juste là, dans le corridor. C'est un mec très sérieux, isolé, il fallait faire des efforts pour le faire sourire.»

Esseghaier, entré à l'INSAT pour faire des études en biotechnologies, était l'un des rares garçons parmi la vingtaine d'étudiants à la maîtrise. «Il n'avait pas de contacts avec les filles, ça, c'est certain, a dit M. Boussaid entre deux bouffées de cigarette. En fait, je ne pense pas qu'il avait de relations amicales avec quiconque.»

Un étudiant discipliné

Pour le professeur Adnene Abdelghani, qui a dirigé le stage d'Esseghaier sur les biocapteurs en 2007-2008, l'accusé de 30 ans incarnait la rigueur scientifique à l'état pur. «Il était très discipliné: il alternait entre l'INSAT, la maison, l'INSAT, la maison, l'INSAT, la maison...»

Lui aussi se rappelle l'extrême discrétion de son ancien élève. «Il était très timide, il discutait avec moi les yeux vers le bas, il respectait énormément l'autorité du professeur.»

Contrairement à ses collègues, M. Abdelghani se rappelle toutefois qu'Esseghaier a fréquenté au moins une fille, une Portugaise avec qui il a rédigé un article scientifique et qui était venue pendant un mois à Tunis. Une relation vraisemblablement amicale, mais qui a montré un côté méconnu de son élève. «Il s'est promené avec elle au centre-ville, il a chanté, dansé avec elle.»

Le professeur affirme qu'il n'a pas «dormi depuis deux jours», après avoir appris l'arrestation de son ancien étudiant. Il n'arrive pas à le croire et s'explique mal ce qui aurait pu pousser le jeune homme à fomenter un complot terroriste, selon les chefs d'accusation qui pèsent contre lui.

«La solitude, peut-être le manque de la famille, le climat, a-t-il avancé. Ça lui a permis peut-être de s'isoler pour aller chercher un autre refuge.»

Chose certaine, Chiheb Esseghaier était un chercheur exemplaire, voire brillant, se rappelle M. Abdelghani. «Il a cherché sur l'internet, il a trouvé une thèse pour postuler à l'Université de Sherbrooke. Il est entré en contact directement avec le professeur là-bas. À l'époque, il aurait pu être recruté par n'importe quel laboratoire.»

Un haut dirigeant de l'INSAT, qui a consulté le dossier scolaire du jeune homme devant La Presse, confirme aussi ses prouesses scolaires. «Tout ce que je peux dire, c'est qu'il a eu de très bons résultats tout au long du parcours, a-t-il dit sous le couvert de l'anonymat. Il a eu son master en 2008, rien dans son dossier ne m'indique qu'il a eu des problèmes de comportement.»

Aucun des ex-professeurs rencontrés hier ne se rappelle non plus avoir vu Esseghaier prier Allah pendant les cours. S'il était religieux, il gardait cette facette bien cachée, d'autant plus que la chose était condamnable sous l'ancien régime de Ben Ali.

«D'après moi, c'est au Canada qu'il est devenu radical», a lancé un ancien enseignant, ému presque aux larmes, avant de nous chasser de son bureau. Un autre ex-professeur a avancé cette théorie.

Craintes pour la réputation

Si elles sont abasourdies et incrédules, plusieurs personnes interviewées hier à l'INSAT craignent aussi que cette affaire nuise à la réputation de l'établissement. L'Institut de 3800 étudiants, où les filles en talons hauts côtoient les étudiantes voilées et les jeunes hommes en blouson de cuir, est l'un des plus prestigieux de tout le pays.

«Ça fait beaucoup parler, toute cette histoire, ça touche l'image de l'Institut, a avancé Jamel Belgaied, qui a enseigné la chimie générale à Esseghaier en première année. Ça aura un effet négatif pour les futurs étudiants.»