La Cour d'appel du Québec vient de trancher qu'une entreprise privée peut être victime de «traitements ou de peines cruels et inusités», une violation de la Charte.

Et quel serait un tel traitement cruel dans le présent cas ? Payer beaucoup d'argent, a fait valoir une compagnie à numéro qui a invoqué cet argument pour ne pas avoir à acquitter une amende salée de 30 000 $.

Alors que l'article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés vise à protéger chacun contre les traitements et peines cruels et inusités, comme la torture, la Cour d'appel vient de statuer dans une décision rendue lundi qu'une entreprise (une personne morale) peut bel et bien se prévaloir de cette protection.

La Cour est toutefois partagée et l'un des trois juges du banc a enregistré une dissidence, soit le juge Jacques Chamberland.

Selon lui, la question soulevée par l'appel est «nouvelle».

L'entreprise en question avait été condamnée pour avoir agi comme entrepreneur en construction sans détenir la licence requise. Elle a écopé d'une amende de 30 000 $, qu'elle jugeait «grossièrement exagérée».

Elle a ensuite cherché à faire déclarer invalide cette amende minimale obligatoire prévue par la Loi sur le bâtiment.

L'entreprise avait d'abord été déboutée, l'argument qui lui avait été opposé est celui selon lequel une personne morale ne peut se prévaloir de l'article 12 car cette protection vise à préserver la «dignité humaine». D'ailleurs, dans son «Guide sur la Charte canadienne des droits et libertés», le gouvernement écrit que lorsqu'il est question de traitements cruels et inusités, l'«on entend par là la torture ou le recours à une force excessive ou abusive par les forces de l'ordre» ou encore aux peines de prison disproportionnées.

Mais la juge Dominique Bélanger, qui écrit au nom de la majorité de la Cour d'appel, n'était pas convaincue de cet argument. Elle souligne que des entreprises ont réussi dans le passé à bénéficier des protections accordées par la Charte.

Et puis, écrit-elle, il ne faut pas ignorer «les conséquences que peuvent subir certaines personnes à la suite de sanctions de nature économique».

«L'amende peut être cruelle pour la personne morale. Une personne morale peut souffrir d'une amende cruelle qui se manifeste par sa dureté, sa sévérité et une sorte d'hostilité», écrit-elle.

«Je ne crois pas que la société canadienne trouverait acceptable ou dans l'ordre naturel des choses, en toutes circonstances, qu'une amende totalement disproportionnée conduise une personne morale ou une organisation à la faillite, mettant ainsi en péril les droits de ses créanciers ou forçant les licenciements», poursuit-elle.

Le juge Chamberland n'est pas d'accord : «Ce serait dénaturer totalement le sens commun des mots, selon moi, de dire que l'on peut faire preuve de cruauté envers une entité corporative, une société par actions. La cruauté s'exerce envers des êtres vivants, en chair et en os, fussent-ils des êtres humains ou des animaux», statue-t-il.

La Cour d'appel ne décide toutefois pas si l'amende, dans le cas spécifique de cette entreprise, contrevient à l'article 12 : elle réfère le dossier à un juge qui décidera si c'est le cas.

Pour Patrick Taillon, professeur de droit constitutionnel à la Faculté de droit de l'Université Laval, cette décision de la Cour d'appel s'inscrit dans la continuité de ce que les tribunaux font depuis un certain temps : reconnaître aux entreprises le droit de se prévaloir de droits protégés par la Charte canadienne.

«Ce n'est pas la première fois», dit-il, soulignant que dans chaque cas, il faut regarder si la peine imposée est manifestement excessive dans un contexte spécifique.

Il reconnaît toutefois que des amendes de ce type ne sont probablement pas ce à quoi pensaient les rédacteurs de la Charte des droits lorsqu'ils ont mis sur papier les mots «traitements ou peines cruels ou inusités».

Le professeur Taillon souligne que cette décision va faire autorité au Québec.

Et les demandes d'invalidation de pénalités prévues dans les lois risquent de se multiplier. «Oui, les entreprises vont s'essayer», dit-il, si la peine ou l'amende est excessive dans le contexte.

Le juge Chamberland notait justement dans sa dissidence que «les attaques contre les dispositions législatives prévoyant des peines minimales obligatoires se multiplient depuis quelques années».