Deux hommes accusés d'avoir offert des millions au témoin clé de l'enquête sur SNC-Lavalin et la Libye afin qu'il change son témoignage ont bénéficié d'un arrêt des procédures vendredi, parce que le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a été incapable de procéder dans leur cause depuis cinq ans.

Huit changements de procureurs. Un plan « inadéquat ». Des délais qui s'éternisent pendant des années. Des employés du DPCP qui « restent les bras croisés » et ne « font rien » pour que les choses avancent à un rythme le moindrement raisonnable.

Le juge Guy Cournoyer a été cinglant aujourd'hui en évaluant le travail de la poursuite dans le dossier de Sami Bebawi et Constantine Kyres. L'affaire était pourtant importante. Sami Bebawi, un ancien vice-président de SNC-Lavalin, et son avocat Constantine Kyres, avaient été arrêtés pour entrave à la justice en 2014. Selon la GRC, ils avaient offert des millions de dollars à un autre ancien cadre de SNC-Lavalin afin qu'il change son témoignage au sujet des actes reprochés à l'entreprise en Libye.

La GRC y avait vu une tentative de faire dérailler l'une des plus importantes enquêtes anticorruption des dernières années au Canada. Or, selon la cour, le DPCP n'a tout simplement pas pris l'affaire au sérieux. « Si on tient compte de la gravité de l'infraction en cause, une accusation d'entrave à la justice notamment par un avocat, une telle situation apparaît inconcevable et inexplicable », déplore le juge Cournoyer.

Enregistrés à leur insu L'affaire remonte à 2013.

Riad Ben Aissa, un ancien haut dirigeant de SNC-Lavalin, était en prison en Suisse, où il avait été condamné pour sa participation à des stratagèmes de corruption et blanchiment d'argent impliquant des pots-de-vin versés par l'entreprise au régime libyen du dictateur Mouammar Kadhafi.

De sa prison, M. Ben Aissa avait fait des déclarations aux policiers qui impliquaient Sami Bebawi, un ancien dirigeant de la firme, dans le même genre de stratagème. Peu après, M. Ben Aissa a contacté d'urgence la GRC : il disait que l'avocat montréalais de Sami Bebawi, Constantine Kyres, était venu en Suisse pour lui offrir 10 millions en échange d'un changement de son témoignage qui exonérerait M. Bebawi. La GRC a alors mis en place toute une opération d'infiltration. Un policier s'est fait passer pour un faux « consultant » qui disait être chargé d'organiser le paiement pour M. Ben Aissa. Les discussions avec le camp Bebawi ont été enregistrées. 

« La forme et quantum de l'offre a évolué au cours des conversations, mais pas son essence : changement pré-écrit de déclaration contre paiement de plusieurs millions », écrivait la GRC dans un résumé de son enquête. M. Kyres et M. Bebawi ont donc été accusés d'entrave à la justice. Quant à M. Ben Aissa, il n'a jamais changé son témoignage qui impliquait M. Bebawi dans les crimes. Sa collaboration a d'ailleurs permis à M. Bebawi d'être accusé de corruption par les procureurs de la couronne fédéraux du Service des poursuites pénales du Canada (son procès doit s'ouvrir en avril pour cette affaire).

Comme un navire sans capitaine

Les procureurs provinciaux du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), eux, étaient en charge des accusations pour entrave à la justice. Mais il n'ont « pas pris au sérieux » l'importance de procéder dans un délai raisonnable, selon le juge Cournoyer. « Le dossier des accusés paraît avoir été abandonné comme un navire sans capitaine qui dérive lentement, mais inexorablement vers un récif », souligne-t-il.

Les années passaient, et personne ne s'assurait que l'affaire soit enfin jugée. « Dans le présent dossier, la vérité est que la poursuite n'a tout simplement rien fait.  On ignore même ce qui est advenu du dossier pour une longue période de temps. 

 Il parait avoir été abandonné à son propre sort pendant plus de 11 mois jusqu'à l'intervention de la juge coordonatrice adjointe de la Cour du Québec », souligne l'honorable Cournoyer. Le juge a donc prononcé l'arrêt des procédures contre Me Kyres et Sami Bebawi pour ce qui est des accusations d'entrave à la justice, en vertu de l'arrêt Jordan de la Cour suprême sur les délais déraisonnables. 

« Ce fut une longue traversée du désert. Ce sont les décisions et la stratégie de la Couronne qui ont coulé le bateau. Justice a été rendue », s'est réjouit Me Frank Pappas, l'avocat de Constantine Kyres, après l'audience.