Plusieurs plaintes pour agression sexuelle contre Gilbert Rozon ne feront pas l'objet d'accusations de la part du Directeur des poursuites criminelles et pénales. L'annonce a semé colère et consternation chez des plaignantes.

« ON N'ENVOIE PAS LE BON MESSAGE À LA SOCIÉTÉ »

Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a terminé son enquête sur le cas Gilbert Rozon : les dossiers d'au moins neuf plaignantes ne feront pas l'objet d'accusations. Une vingtaine de femmes avaient porté plainte au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) pour agression sexuelle contre le producteur il y a plus d'un an.

Au cours des journées de lundi et d'hier, le procureur au dossier, Bruno Ménard, a rencontré au moins neuf plaignantes. Dans ces neuf cas, indiquent les informations recueillies par La Presse auprès de multiples sources, on a indiqué aux plaignantes que le DPCP ne déposerait pas d'accusations dans leur dossier.

Outre Me Ménard, les deux enquêteurs du SPVM chargés du dossier, François Girard et Mélanie Noiseux, ainsi que la criminologue du Centre d'aide aux victimes d'actes criminels Karine Mac Donald assistaient à la rencontre.

« Par respect pour les personnes impliquées dans le processus de rencontre, lequel se poursuivra au-delà de mardi, le DPCP ne communiquera les informations publiques qu'au terme de ce processus », s'est borné à déclarer Jean-Pascal Boucher, porte-parole du DPCP.

La Presse a pu s'entretenir avec certaines femmes dont la plainte a été rejetée. Martine Roy, belle-soeur de Gilbert Rozon, est l'une d'entre elles. Elle a porté plainte il y a un an, jour pour jour. Elle affirme avoir été agressée sexuellement au milieu des années 90 dans une loge du Cabaret du Musée Juste pour rire, dont elle était directrice adjointe.

« Le procureur ne veut pas nous confirmer s'il va porter des accusations ou non dans d'autres dossiers. Mais pour celles qui sont passées lundi, c'est non. C'est toujours une question de doute raisonnable. » - Martine Roy à La Presse

« Ça m'a tout pris pour porter plainte. Ma mère était mourante. Je l'ai fait parce que j'y croyais et que je pensais que mon dossier était pour aider les autres et régler tout ça une fois pour toutes. Je trouve ça malheureux parce qu'il va se sentir invincible », a confié Martine Roy, maintenant directrice chez IBM.

Mme Roy est une militante LGBTQ depuis son congédiement des Forces armées canadiennes à cause de son orientation sexuelle. « Je n'en reviens pas à quel point notre justice va mal. J'ai été mise dehors de l'armée. J'ai poursuivi le fédéral, on n'a même pas été en cour, ils ont pris le temps de s'asseoir, on a parlé pendant 11 mois. On a réglé ça à 145 millions, ils ont avoué et même fait des excuses nationales ! Et toi [le procureur dans le dossier Rozon], tu me dis que tu n'es capable de rien faire ? Il faut changer les lois ! », s'indigne-t-elle.

Des rencontres émotives

Les rencontres avec le procureur ont généralement été chargées d'émotion, relatent d'autres plaignantes. « J'ai pleuré », dit l'une d'entre elles, qui a préféré conserver l'anonymat. Dans le cas de certaines plaignantes, nous dit-on, le fait que les agressions se seraient passées à l'extérieur du Canada, où la justice québécoise n'a pas compétence, aurait sérieusement compliqué le dossier.

Pendant toute la journée, les plaignantes dans le dossier Rozon ont défilé une par une dans les bureaux des procureurs de la Couronne. Plusieurs sont sorties en larmes, attendues par les journalistes et les photographes de plusieurs médias. L'actrice Patricia Tulasne est notamment sortie complètement défaite de sa rencontre avec Me Ménard. Elle a refusé de s'adresser aux médias.

Certaines plaignantes n'ont pas du tout apprécié la façon dont le DPCP a géré ces rencontres. « Disons que ça n'était pas très bien organisé. Je n'étais pas bien contente. Quel système ! », dit l'une d'entre elles, qui refuse que l'on cite son nom.

Une autre plaignante, qui a elle aussi vu sa plainte rejetée, est sortie complètement découragée de sa rencontre avec Me Ménard. « La police encourage les femmes à porter plainte, ça prend toute notre énergie pour le faire, mais cette histoire confirme que ça ne donne rien. Le message que ça envoie, c'est que les agressions, ce n'est pas grave », laisse-t-elle tomber. Cette femme, dont le nom n'a jamais été cité dans les médias, a tenu à conserver cet anonymat.

Elle affirme avoir été victime d'attouchements sexuels et de harcèlement sexuel pendant 16 ans, alors qu'elle travaillait à Juste pour rire. À un moment, elle allègue que le producteur l'a embrassée avec une telle force que ses lèvres saignaient.

« On m'a dit que j'aurais dû porter plainte moins de six mois après les faits. On me demande s'il y a des témoins... C'est sûr qu'il s'arrangeait pour que personne ne le voie ! » - L'une des plaignantes

En octobre 2017, une dizaine de femmes, dont la comédienne Salomé Corbo, la réalisatrice Lyne Charlebois, la productrice Julie Snyder et l'animatrice Pénélope McQuade, avaient publiquement accusé Gilbert Rozon de les avoir agressées sexuellement. Au total, une vingtaine de femmes avaient par la suite porté plainte à la police. Le DPCP devait déterminer si des accusations allaient être portées contre le producteur.

Gilbert Rozon a toujours nié fermement ces allégations. « Je les réfute et j'espère qu'on vit toujours dans une société qui privilégie la présomption d'innocence, avait-il déclaré en novembre 2017. Je suis désolé si quelqu'un a pu se sentir offensé par un propos déplacé. Je n'ai jamais fait l'amour à quelqu'un si une personne me dit non. Jamais. » Il s'était également questionné sur « les motivations » des plaignantes. Joint hier, M. Rozon s'est refusé à tout commentaire.

« Je suis enragée »

Les décisions du DPCP n'ont cependant aucune influence sur l'action collective intentée au civil par un groupe de femmes appelé Les Courageuses contre Gilbert Rozon. Selon le groupe, M. Rozon aurait fait au moins 20 victimes sur une période de 34 ans, de 1982 à 2016, ce que nie fermement le producteur déchu. Les plaignantes réclament jusqu'à 10 millions en dommages à Gilbert Rozon pour ce qu'elles allèguent avoir subi.

Geneviève Lorange, qui fait partie de cette action collective, déplore que Gilbert Rozon échappe aux accusations dans la plupart des cas. La propre plainte de Mme Lorange contre M. Rozon pour agression sexuelle a été rejetée par le DPCP en 2017. « Je suis enragée », a-t-elle déclaré ce matin à La Presse lors d'un entretien.

« Il y a une vingtaine de femmes qui ont porté plainte. Elles ne se connaissent pas. Ou elles sont 20 menteuses, ou le système judiciaire est défaillant ! » - Geneviève Lorange

Si Gilbert Rozon n'écope d'aucune accusation, « ça va finir par envoyer le message qu'on peut agresser des filles impunément. Et si vous êtes une fille qui a été victime d'une agression, vous êtes mieux de vous fermer la gueule parce que vous allez passer pour une menteuse. On n'envoie pas le bon message à la société. Le système est biaisé  ! Je veux que les choses changent ».

Même si Gilbert Rozon est blanchi au criminel, la poursuite civile intentée par le collectif « Les Courageuses » a tout de même des chances de porter des fruits, souligne Mme Lorange. « O.J. Simpson a été acquitté au criminel et reconnu coupable au civil », dit-elle. M. Rozon est accusé par ces femmes de harcèlement et d'agressions sexuelles.

En août dernier, la Cour d'appel du Québec a toutefois accordé à M. Rozon l'autorisation d'en appeler du jugement qui a permis le dépôt d'une action collective des Courageuses contre lui. L'action collective avait été autorisée par la Cour supérieure du Québec le 22 mai dernier. Les avocats pourront présenter leurs arguments le 1er avril 2019 aux juges de la Cour d'appel, pour tenter de stopper le recours.

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CHRONOLOGIE DES ALLÉGATIONS



17 OCTOBRE 2017: Neuf femmes racontent au Devoir et au 98,5 FM avoir été victimes de harcèlement et d'agressions sexuelles de la part du fondateur de Juste pour rire, Gilbert Rozon. Parmi elles : Patricia Tulasne, Pénélope McQuade, Sophie Moreau, Lyne Charlebois, Geneviève Allard, Anne-Marie Charrette ainsi que l'étudiante Marlène Bolduc.

22 OCTOBRE 2017: Julie Snyder porte plainte contre Gilbert Rozon pour agression sexuelle. Les faits remonteraient au milieu des années 90 à Paris.

24 OCTOBRE 2017: L'animatrice Pénélope McQuade, la comédienne Patricia Tulasne ainsi que la réalisatrice Lyne Charlebois portent plainte à la police contre Gilbert Rozon concernant de possibles agressions sexuelles.

19 NOVEMBRE 2017: Un collectif de femmes qui se disent victimes du fondateur de Juste pour rire baptisé Les Courageuses dépose un mémoire devant la Cour supérieure du Québec pour entreprendre une action collective. Selon le document, Gilbert Rozon aurait fait « au moins 20 victimes sur une période de 34 ans, de 1982 à 2016 ».

22 MAI 2018: Le juge Donald Bisson, de la Cour supérieure du Québec, autorise l'action collective intentée contre Gilbert Rozon par le groupe Les Courageuses, représenté par la comédienne Patricia Tulasne.

15 AOÛT 2018: Gilbert Rozon est autorisé par un juge de la Cour d'appel du Québec à porter en appel le jugement qui a permis le dépôt de l'action collective intentée par Les Courageuses.

DÉCEMBRE 2018: Martine Roy, belle-soeur de Gilbert Rozon, porte plainte contre le fondateur de Juste pour rire pour une agression sexuelle qui serait survenue dans les années 90 au musée Juste pour rire.

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POURQUOI PAS D'ACCUSATIONS ?



Une vingtaine de femmes auraient porté plainte contre Gilbert Rozon pour agressions sexuelles. La police a fait enquête pendant plus d'un an. Mais il n'y a aucune accusation contre lui. Voici pourquoi.

POURQUOI N'Y A-T-IL AUCUNE ACCUSATION CONTRE LE PRODUCTEUR, APRÈS LES NOMBREUSES DÉNONCIATIONS PUBLIQUES ?

Dans la foulée du mouvement #moiaussi, une dizaine de femmes ont dénoncé publiquement, l'automne dernier, des gestes de harcèlement et des agressions sexuelles que Gilbert Rozon aurait commis. Certaines d'entre elles ont aussi déposé des plaintes criminelles contre le producteur. Au total, la police aurait reçu une vingtaine de plaintes à son endroit et a enquêté sur ces allégations. Les dossiers ont ensuite été remis au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), communément appelé « procureur de la Couronne », qui décide, après avoir examiné la preuve recueillie par les policiers, s'il entame des poursuites judiciaires. Le procureur de la Couronne représente l'État, il n'est pas l'avocat de la victime. Quand le DPCP ne porte pas d'accusations, c'est généralement parce qu'il estime que la preuve n'est pas suffisante pour faire reconnaître un accusé coupable hors de tout doute raisonnable. « Dans les cas d'agressions sexuelles, le défi est énorme de prouver la culpabilité hors de tout doute raisonnable », souligne Me Robert Kugler, avocat des plaignantes dans l'action collective déposée contre Gilbert Rozon.

EST-CE LA FIN DES PROCÉDURES JUDICIAIRES CONTRE LE FONDATEUR DE JUSTE POUR RIRE ?

Si le DPCP décide de ne pas déposer d'accusations criminelles contre Gilbert Rozon, ça n'empêche pas ces femmes de continuer leurs démarches pour le poursuivre en cour civile. C'est d'ailleurs ce que fait le collectif Les Courageuses, qui a déposé une demande d'action collective contre le producteur déchu. Les tribunaux criminels sont distincts des tribunaux civils ; ils ont chacun leurs propres règles et fonctionnent de façon indépendante. Une personne qui a été déclarée non coupable au criminel peut tout de même être condamnée à payer des dédommagements au terme d'une poursuite civile. Le fardeau de la preuve est moins élevé en droit civil, puisque le juge fonctionne selon la « balance des probabilités » : il peut donner raison aux plaignants « s'il estime qu'il y a 50 % plus un de chances que ce qui est allégué est arrivé », explique Me Robert Kugler.

QUE RÉCLAME LE COLLECTIF LES COURAGEUSES ?

Elles demandent jusqu'à 10 millions en dommages compensatoires et punitifs à l'ancien président de Juste pour rire, au nom de « toutes les personnes agressées et/ou harcelées sexuellement par Gilbert Rozon ». Dans son jugement autorisant l'action collective, rendu le 22 mai dernier, le juge Donald Bisson a reconnu qu'il pouvait être difficile pour les victimes d'agressions sexuelles d'obtenir gain de cause devant les tribunaux, et que l'action collective pouvait être un excellent outil dans ce contexte. « Une action collective comme la présente permet à toutes les victimes de comprendre qu'elles ne sont pas seules, que les agressions ne sont pas de leur faute et que si elles ont le courage de venir de l'avant pour dénoncer les sévices sexuels commis à leur égard, elles rendront plus vraisemblables les récits des autres victimes », a-t-il fait valoir. L'action tentera de déterminer, en examinant la preuve présentée, si Gilbert Rozon a commis systématiquement des agressions sexuelles ou du harcèlement sexuel, s'il a abusé de son pouvoir à cette fin, si les femmes harcelées ont droit à des dommages et quel devrait en être le montant.

L'ACTION COLLECTIVE IRA-T-ELLE DE L'AVANT ?

Le 15 août, le producteur a obtenu le droit de porter en appel la décision autorisant l'action collective des Courageuses. Ses avocats avaient fait valoir, dans leur demande d'appel, que le juge Bisson voulait faciliter la dénonciation d'agression sexuelle, un objectif « louable », mais qui ne respecterait pas les critères d'autorisation de l'action collective. Ils pourront présenter leurs arguments le 1er avril 2019 aux juges de la Cour d'appel, pour tenter de stopper l'action collective. Donc, pour le moment, les allégations formulées contre Gilbert Rozon n'ont pas encore subi le test des tribunaux et aucune accusation criminelle n'a été déposée contre lui.