Du droit à la vie au droit de mourir en passant par à peu près toutes les questions possibles qui peuvent se poser à un être humain entre les deux, indépendance du Québec, mariage gai, terrorisme, droits autochtones sur des territoires immenses, Beverley McLachlin a presque tout entendu en 28 ans à la Cour suprême.

Mais sa dernière cause, vendredi dernier, était celle de l'Acadien Gérard Comeau, de Tracadie, qui s'est fait arrêter à Campbellton, au Nouveau-Brunswick, avec 344 bouteilles de bière et trois bouteilles de « fort » achetées au Québec. Le transport interprovincial de boissons alcoolisées au-delà de 18 bouteilles de bière étant interdit par une loi néo-brunswickoise de 1928, l'homme a été accusé et invoque la Constitution pour faire déclarer cette loi invalide.

Intéressant, certes, mais pas de ces enjeux qui vous réveillent la nuit...

« J'étais très calme, mais la salle était presque pleine. Je n'avais rien préparé de spécial et à la fin de l'audience, j'ai simplement voulu dire combien j'allais m'ennuyer de ce travail, mais aussi exprimer toute ma gratitude d'avoir pu l'accomplir si longtemps... »

La voix s'est étranglée et celle qui a battu le record de longévité de tous les juges en chef (18 ans) a tiré sa révérence, émue.

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« Les changements ont été graduels, on ne s'en rend pas compte sur le coup. Quand je suis arrivée à la Cour en 1989, il y avait encore un flot de litiges générés par l'entrée en vigueur de la Charte des droits [en 1982].

« Les juges devaient prendre ce document contenant des phrases générales, des termes vastes, des garanties pour les peuples autochtones, etc., et devaient mettre du contenu dans ces mots. C'était une tâche énorme et qui a requis beaucoup d'intelligence, de sagesse, de compréhension et de comparaison avec d'autres pays. Des gens ont été critiques et ont dit que les juges adoptaient une approche trop généreuse, mais ils ont réussi à jeter les bases d'interprétation de ce document d'une manière qui a duré. J'arrivais donc, je ne veux pas dire en situation de crise, mais dans une atmosphère très intense.

« Quand je suis arrivée, les principes de base étaient établis. Antonio Lamer est devenu juge en chef et ce fut une période de consolidation après une période d'expansion judiciaire.

« Quand je suis devenue juge en chef, nous sommes arrivés dans une période où nous avons décidé de travailler fort pour des opinions concurrentes, pour minimiser nos différends, et pour produire des jugements plus faciles à lire et à comprendre. Toute la Cour en sentait le besoin. Dans l'ère [de mes prédécesseurs] Dickson et Lamer, il y avait plusieurs décisions fractures et les gens se plaignaient qu'ils avaient de la difficulté à simplement comprendre quel était le sens de la décision. Nous avons décidé que notre boulot, comme le dit la loi, était d'établir le droit et les questions juridiques d'importance pour le Canada.

« Et pour faire cela efficacement, il faut être aussi clair que possible. Et accessible.

« Ces décisions touchent le grand public de très près. C'est très important que le public puisse y avoir accès. »

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Même si les tribunaux sont l'objet de critiques incessantes, elle estime que ce n'est rien par rapport aux premières années de la Charte. « Beaucoup disaient que la Charte avait détruit la jurisprudence canadienne et que la Cour suprême avec son interprétation trop généreuse menait le pays dans la mauvaise direction, on parlait de la tragédie de l'activisme des juges...

« C'est encore là, ç'a été remplacé par une acceptation relativement large de la Charte et de la jurisprudence qui la soutient. Plusieurs causes ont divisé la société, comme le mariage entre personnes du même sexe, le renvoi sur la sécession du Québec, le droit de mourir. Tous ces sujets sont très difficiles et suscitent des perspectives très opposées. Mais ce que je vois, c'est que sur plusieurs de ces questions, la prédiction que ce serait la fin de la société canadienne comme nous la connaissons a été quelque peu exagérée... La société est devenue plus diverse, c'est-à-dire que les gens ont une plus grande liberté de choix. »

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Le moment le plus difficile de ses 18 ans à titre de juge en chef a sûrement été ce qui a entouré l'affaire Nadon.

La Cour suprême a conclu qu'un juge de la Cour fédérale ne pouvait occuper un des trois postes réservés aux Québécois à la Cour suprême. La Loi sur la Cour suprême énumère ceux qui sont admissibles, mais ne mentionne pas les juges de la Cour fédérale. La juge en chef avait averti le cabinet du ministre de la Justice, bien avant la nomination de Marc Nadon, que ce problème était soulevé par certains experts - d'autres disaient que cet « oubli » n'avait aucune importance. Quelques mois plus tard, le juge Nadon était nommé par les conservateurs et la légalité de sa nomination était attaquée. La Cour a conclu que sa nomination était invalide - une première dans l'histoire de l'institution.

Autre première : dans les jours qui ont suivi, le premier ministre Stephen Harper et son ministre de la Justice ont accusé la juge en chef d'avoir tenté d'interférer avec le processus de nomination - ce qui n'était pas le cas, elle avait simplement mis en garde le gouvernement, la controverse était bien connue des experts.

« C'était sans précédent [qu'un premier ministre attaque la juge en chef]. C'était un choc. Mais ça ne m'a pas causé trop d'inquiétude et je sentais que j'avais pris la bonne décision. Je connaissais les faits et le public canadien avait droit aux faits », dit Beverley McLachlin.

« Quand j'ai agi, le juge Nadon n'était pas encore candidat, alors cette suggestion que j'aurais de quelque manière interféré avec sa nomination, je le savais, n'avait aucun fondement. Les choses ne sont pas toujours justes. Mais mon approche, c'est de faire ce qui est juste et de ne pas m'en faire, et les conséquences sont pour les autres. »

Elle a publié un communiqué factuel, sans commentaire, et l'appui a été à peu près unanime, y compris à l'international.

« Je n'en revenais pas de voir le soutien que j'ai reçu. Je sais que les Canadiens tiennent très profondément à leurs tribunaux et à leur indépendance. Ça me rend optimiste, je crois que des incidents semblables ne se reproduiront pas. Mais d'un autre côté, nous vivons une époque d'effritements ailleurs dans le monde, nous assistons à des attaques contre l'État de droit et l'indépendance des juges, et cela doit nous rendre prudents. On ne peut présumer qu'aucun système ne peut être attaqué. En Pologne et en Hongrie, des lois ont été adoptées pour attaquer directement les tribunaux. Ailleurs, on n'applique pas les décisions. Toutes les institutions sont remises en question et nous serions imprudents de ne pas nous en soucier.

« L'indépendance judiciaire qui a gagné tellement de terrain depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale a permis aux gens dans plusieurs pays de vivre une vie plus libre, plus complète. »

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Quelques jours avant la publication du rapport sur les pensionnats autochtones, elle a utilisé l'expression « génocide culturel » et certains lui ont reproché un excès de langage ou une banalisation des génocides tout court.

« Non, je ne le regrette pas ; le mot culturel est extrêmement important. Plusieurs de nos vieilles lois visaient à affaiblir la culture autochtone, c'est indéniable », dit Beverley McLachlin.

« Beaucoup de leurs traditions étaient formellement interdites, des enfants étaient enlevés à leurs parents pour être emmenés dans un environnement anglais ou français où ils ne pourraient plus parler leur langue. C'est ce que je tentais de communiquer : cet effort pour tuer la culture. Cela faisait partie intégrante de l'éthique assimilationniste en vigueur, qui était vue par plusieurs esprits éclairés et bien intentionnés comme la meilleure façon de faire. Cela appartient à une autre époque et avec le passage du temps, nous pouvons dire : c'était une erreur, mais à l'époque c'était perçu comme respectable, ces gens croyaient faire le bien en éradiquant des cultures autochtones.

« Je tentais de dire la vérité, pas d'être provocatrice. Je croyais utiliser une métaphore forte mais vraie. Et le rapport, rendu quelques jours plus tard, a utilisé cette expression. Je parlais d'histoire, et je crois que c'est incontestable. On sait que ces lois étaient en vigueur et on sait quel en était le but. »

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De son bureau, qu'elle quitte aujourd'hui, on a une vue imprenable sur le parlement, avec qui, selon le cliché, la Cour entretient un « dialogue ».

« Je crois que cette métaphore a du sens. Le Parlement fait des lois, la Cour donne son interprétation. Elle n'est pas toujours acceptée, le résultat final n'est pas forcément à notre goût, mais c'est cela, un dialogue : aucun résultat n'est garanti, mais par cette discussion, le droit se raffine. »

Vendredi dernier, le juge Michael Moldaver lui reprochait dans une dissidence de rendre une décision au sujet de la saisie des textos qui allait complexifier inutilement les procès criminels, déjà trop lourds. « Je partage l'idée qu'il ne faut pas rendre le système trop complexe, mais dans ce cas précis, je ne crois pas que ce sera le résultat. Il faut mettre en équilibre différents droits. L'article 8 de la Charte protège contre les fouilles abusives. Ce droit doit coexister avec le droit à une justice rapide, qui est aussi garanti par la Charte, et c'est une lutte qui est la même depuis que je suis dans cette cour. Ma philosophie est qu'on ne peut pas écarter un droit au profit d'un autre. Il faut les mettre en équilibre.

« Avant d'aller dans votre téléphone cellulaire, ils devront avoir un mandat, un processus assez simple.

« Mais nous travaillons avec les professions juridiques, le gouvernement, et il y a énormément de discussions en ce moment ; je suis convaincue que dans les années à venir, on va simplifier le processus, éviter la répétition, mieux planifier le temps.

« Les systèmes sont conservateurs. Beaucoup hésitent à changer. Dans les années à venir, c'est la révolution technologique qui occupera les cours. Elle change tellement la société que ça se retrouvera inévitablement en Cour suprême. »

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Impossible de ne pas changer d'idée sur quelques sujets en 28 ans. A-t-elle des regrets ? « Bien sûr, en y repensant parfois, je me dis : "Oh, j'aurais pu le dire autrement." Mais en gros, non. Dans ce boulot, vous faites de votre mieux pour prendre la meilleure décision, en énoncer les motifs et les expliquer aussi honnêtement que vous le pouvez. Et après, on va de l'avant. Autrement, on serait paralysé s'il fallait retourner sans cesse dans le passé. Et la beauté du droit, c'est qu'on peut le faire évoluer au fil des ans. »

Mais que ce soit sur la question du suicide assisté ou celle de la prostitution, elle est passée de dissidente à majoritaire, sans changer d'idée, simplement parce que la Cour avait changé. Et peut-être aussi parce qu'elle a contribué à la changer avec sa touche.

Elle quitte ainsi une cour jugée progressiste à plusieurs égards, mais plus pragmatique, plus unie sur les enjeux marquants, qui parle plus clairement, et qui est plus soucieuse des effets concrets de ses décisions.