Dans quelques mois, à Gatineau, le service de police osera soumettre son travail à la critique : il ouvrira ses dossiers d'enquête pour agressions sexuelles jugées non fondées à des groupes qui travaillent avec les victimes de tels crimes, pour s'assurer que toutes les pistes ont été examinées avant que les dossiers soient fermés.

L'objectif? «Faire en sorte que les victimes soient mieux disposées à porter plainte à la police et à collaborer pour qu'on puisse faire la lumière sur ce qui s'est produit», répond Mario Harel, chef de la police de Gatineau.

Il s'agit pour le moment d'un projet-pilote, inspiré du «modèle de Philadelphie» où, depuis 17 ans, la police invite annuellement des groupes d'aide aux victimes d'agressions sexuelles à réviser les plaintes rejetées et à donner leur avis sur la qualité des enquêtes.

Trois organismes de la région de Gatineau ont déjà confirmé leur participation au projet, et le service de police attend les réponses de deux autres intervenants.

Si tout va bien, la première rencontre devrait avoir lieu au début de 2018, indique Mario Harel. Les participants doivent encore s'entendre sur des règles assurant aux victimes le respect de leur vie privée, précise-t-il.

«Mieux travailler avec les victimes»

La police de Gatineau envisage une telle instance depuis qu'une enquête du quotidien torontois The Globe and Mail, publiée l'hiver dernier, a mis en lumière le taux élevé de plaintes rejetées comme étant non fondées par les corps policiers canadiens.

Les plaintes sont classées «non fondées» quand, après enquête, la police estime qu'aucun crime n'a été commis. Au Canada, c'est le cas de 18% des plaintes pour agression sexuelle.

Gatineau ne rejetait pas un nombre particulièrement élevé de plaintes. «Mais on s'est quand même demandé comment on pouvait mieux travailler avec les victimes», explique M. Harel, qui est aussi président de l'Association canadienne des chefs de police (ACCP).

«À cause de la nature du crime, c'est difficile pour les victimes de porter plainte et de passer à travers le processus judiciaire.»

«Ça nous a incités au cours de la dernière année à consulter des psychologues, des spécialistes qui travaillent avec les victimes de traumatismes, pour revoir notre approche. Par exemple, on comprend qu'il peut être normal que certaines victimes ne se souviennent pas d'éléments importants liés au crime, mais se rappellent de détails anodins, et que ça n'a rien à voir avec leur crédibilité.»

En mai dernier, la police de Calgary a annoncé qu'elle implantait le modèle de Philadelphie, une première au Canada. Il y a quelques mois, la ministre canadienne de la Justice, Jody Wilson-Raybould, a affirmé qu'elle considérait cette pratique comme «l'une des initiatives les plus intéressantes dans le domaine».

Au Québec, le Regroupement québécois des CALACS a déjà proposé à la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, et au ministre de la Sécurité publique, Martin Coiteux, de s'en inspirer, mais la suggestion est restée lettre morte.

Révision des plaintes non fondées au SPVM

Les dirigeants du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) ont dit à plusieurs reprises, au cours des derniers mois, qu'ils n'allaient pas réviser les plaintes pour agression sexuelle jugées non fondées ni changer leurs pratiques en la matière.

On apprend maintenant que le SPVM a en fait modifié ses procédures en février dernier pour traiter ces cas et qu'il a révisé les dossiers de l'année 2016 fermés avec la mention « non fondés ».

«Depuis février 2017, on fait une double vérification des dossiers non fondés, c'est-à-dire qu'un deuxième lieutenant-détective, sans lien avec l'enquête, donne un deuxième avis avant que le dossier soit fermé», a indiqué vendredi l'inspecteur André Durocher, du SPVM.

«On a aussi reculé dans les dossiers non fondés jusqu'en février 2016. On est en train de compléter la vérification.»

L'inspecteur Durocher n'a pas pu expliquer pourquoi les représentants du SPVM ont dit le contraire à plusieurs reprises à La Presse et à d'autres médias.

Aucune enquête n'a été rouverte à la suite de cet exercice.

En 2016, sur 1487 plaintes pour agression sexuelle au SPVM, 12% ont été classées non fondées (178), tandis que 21% ont mené au dépôt d'accusations (310).

Pour le moment, le SPVM n'envisage pas d'adopter le modèle de Philadelphie, a ajouté M. Durocher.

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QU'EST-CE QUE LE «MODÈLE DE PHILADELPHIE»?

À la fin des années 90, le tiers des plaintes pour agressions sexuelles n'étaient même pas considérées comme des crimes par la police de Philadelphie, et 18% des plaintes pour viol étaient jugées non fondées. Une jeune fille a même été tuée par un violeur en série qui avait agressé plusieurs femmes auparavant, mais qui n'avait jamais été inquiété parce que les enquêteurs n'avaient pas cru les victimes.

Après ce scandale, le chef de police de l'époque, John Timoney, a rouvert plus de 2000 enquêtes et sollicité l'aide des groupes de défense des droits des victimes pour réviser annuellement le travail des enquêteurs. Parmi les changements majeurs : au lieu de faire subir un «interrogatoire» aux victimes, les policiers leur font passer une «entrevue».

Il y a beaucoup moins de blâmes à l'endroit des victimes, qui ne se font plus demander pourquoi elles se promenaient seules le soir ou comment elles étaient habillées. Le projet fonctionne parce que les intervenants cherchent à améliorer le système, et non à prendre en défaut les policiers, notent les intervenants.

PROPORTION DES PLAINTES POUR AGRESSION SEXUELLE JUGÉES NON FONDÉES À PHILADELPHIE

1999 : 17%

2017 : 4%

NOMBRE DE PLAINTES DÉPOSÉES À PHILADELPHIE

1999 : 4000

2017 : 6000