Trois mois après l'affaire Maillé, une autre chercheuse québécoise se bat devant les tribunaux pour protéger ses données de recherche. Takoua Boukhris tente de faire infirmer un jugement qui l'obligerait à remettre ses données à un procureur américain, dont des informations personnelles sur 205 000 femmes enceintes et leurs nourrissons.

L'histoire commence en juin 2017, dans l'État du Delaware, où quatre mères d'enfants atteints d'un trouble du spectre de l'autisme poursuivent le géant pharmaceutique GlaxoSmithKline. Les quatre plaignantes allèguent que la prise d'un antidépresseur de cette société pendant leur grossesse aurait conduit au trouble neurodéveloppemental de leur enfant. Elles citent à l'appui une étude effectuée par Takoua Boukhris, doctorante en sciences pharmaceutiques à l'Université de Montréal, qui établissait un lien causal entre les deux en décembre 2015. Les résultats de cette étude sont cependant nuancés, voire contredits, par certains scientifiques et praticiens québécois et américains.

Les avocats des mères veulent donc avoir accès aux données brutes de l'étude pour bâtir leur preuve. Le 5 septembre, avec l'autorisation d'un juge de la Cour supérieure du Québec, ils obtiennent une ordonnance pour obliger Mme Boukhris à coopérer.

Pourquoi ces données sont-elles confidentielles?

L'étude de Mme Boukhris s'appuie sur des données concernant 205 000 femmes et leurs nouveau-nés. Ces informations ont été compilées par le ministère de la Santé, le ministère de l'Éducation, la Régie de l'assurance maladie du Québec (RAMQ) et l'Institut de la statistique du Québec et elles ne sont pas publiques.

La directrice de recherche de Mme Boukhris, Anick Bérard, a accès à ces données grâce à des privilèges de recherche accordés par son employeur, le centre hospitalier universitaire Sainte-Justine. Ces privilèges permettent à Mme Bérard d'accéder à des informations relatives à 439 003 grossesses et 245 502 enfants, à condition qu'elle ne les transmette à personne d'autre qu'aux chercheurs sous sa direction. Ces chercheurs, dont fait partie Mme Boukhris, ne sont pas autorisés à les transmettre à qui que ce soit.

Pourquoi la confidentialité est-elle importante?

L'Université de Montréal, tout en précisant qu'elle ne pouvait pas commenter l'affaire directement avant la fin du litige, a déclaré son adhésion au principe de la confidentialité des données de recherche.

«Le respect de la confidentialité des renseignements personnels obtenus dans le cadre d'une recherche scientifique ne doit en aucun cas être remis en question», a déclaré la conseillère aux communications de l'université Geneviève O'Meara. «[L'Université de Montréal] entend défendre ce principe, tout en soutenant ses chercheurs.»

Dans une affaire précédente, l'Association canadienne des professeures et professeurs d'université avait également défendu «l'importance de maintien de la relation de confidentialité qui doit être assidûment entretenue et encouragée en matière de recherche universitaire».

Qu'a décidé le juge?

En vertu d'un jugement rendu le 5 septembre à Montréal par la Cour supérieure, Takoua Boukhris a été sommée de transmettre toutes ses données avant le 15 septembre et de se soumettre à un interrogatoire à leur propos le 6 octobre.

Mais le 14 septembre, Mme Boukhris, Mme Bérard et le CHU Sainte-Justine ont contre-attaqué et déposé une requête à la Cour supérieure du Québec pour faire casser le jugement.

***

L'AFFAIRE MAILLÉ

La Cour supérieure du Québec a tranché un cas semblable, le printemps dernier. Une chercheuse de l'UQAM, Marie-Ève Maillé, avait été sommée de remettre à la Cour tout le matériel qu'elle avait recueilli dans le cadre de sa thèse de doctorat, qui documentait la division sociale créée par un projet de parc éolien dans les municipalités de Saint-Ferdinand et de Sainte-Sophie-d'Halifax, dans le Centre-du-Québec.

Le juge Marc St-Pierre a d'abord acquiescé à la demande, ce qui a semé l'émoi dans la communauté scientifique. Appuyée par l'UQAM, par le scientifique en chef du Québec et par l'Association canadienne des professeures et professeurs d'université, et défendue par sept avocats, Mme Maillé a réussi à convaincre le juge de rétracter cette décision, le 31 mai dernier.

- Avec la collaboration de Louis-Samuel Perron et de Philippe Mercure