La Gendarmerie royale du Canada (GRC) a admis hier pour la toute première fois qu'elle utilisait des appareils de surveillance des téléphones cellulaires, au moment même où une polémique sur l'espionnage fait rage dans la capitale fédérale, et ce, depuis plusieurs jours.

Dans une déclaration diffusée « par transparence », le corps policier a confirmé avoir eu recours à des « identificateurs d'appareils mobiles » à diverses occasions dans le cadre d'enquêtes criminelles. Il s'agit du même type d'intercepteurs que ceux qui seraient utilisés par une source inconnue autour de la colline du Parlement à Ottawa pour espionner les cellulaires.

La GRC affirme utiliser cette technologie de manière « entièrement conforme » aux lois canadiennes. « Sauf dans les cas extrêmement urgents (c'est-à-dire où il y a risque imminent de blessure ou de mort), elle doit obtenir l'autorisation d'un juge avant d'y recourir », a-t-elle fait valoir hier.

À chaque utilisation d'intercepteurs d'IMSI et d'IMEI, sauf une fois, la Gendarmerie royale soutient avoir obtenu des mandats d'un juge avant d'utiliser ces appareils.

La GRC insiste sur le fait que l'utilisation d'intercepteurs apporte un « soutien précieux » aux enquêtes criminelles et « à d'autres fonctions policières » non précisées. Chaque utilisation de ces appareils est consignée et déclarée par l'agent en service, précise le communiqué.

La Sûreté du Québec (SQ) a affirmé hier ne posséder aucun appareil d'interception comme ceux utilisés par la GRC. Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) n'a pas répondu aux demandes de La Presse.

ESPIONS ÉTRANGERS?

Ces révélations de la GRC surviennent quelques jours après la diffusion d'une enquête de CBC-Radio-Canada, qui laisse entendre que des intercepteurs d'IMSI sont utilisés à des fins d'espionnage illégal autour de bâtiments fédéraux à Ottawa. Des appareils similaires auraient aussi été utilisés à l'aéroport Montréal-Trudeau.

Le ministre fédéral de la Sécurité publique, Ralph Goodale, a réagi dès mardi à ces reportages. Il a martelé que l'espionnage détecté à Ottawa n'impliquait ni la GRC ni le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS).

L'affaire a néanmoins continué à faire des vagues, hier à Ottawa. Tony Clement, porte-parole conservateur en matière de sécurité publique, s'est dit « persuadé que des agents étrangers cherchent activement à pirater les informations du gouvernement et tentent très certainement d'accéder à nos conversations personnelles ».

Pendant un point de presse au Parlement, M. Clement s'est déclaré certain d'être lui-même « sous écoute ». Il a indiqué ne pas avoir allumé son téléphone portable une seule fois pendant un récent voyage en Ukraine, car il craignait d'être épié par les services secrets russes.

Une inquiétude partagée par Matthew Dubé, critique néo-démocrate en matière de sécurité publique. « Ça m'inquiète énormément, et en tout respect envers vous et vos collègues [les journalistes], je trouve ça étonnant que les médias aient dû découvrir ça, que la GRC, le SCRS n'aient pas pu découvrir ça par eux-mêmes. C'est eux, après tout, qui sont supposés assurer la sécurité nationale. »

SOURCES JOURNALISTIQUES

Les aveux faits hier par la GRC - qui était toujours restée muette sur le sujet - surviennent aussi quelques mois après l'éclatement d'un scandale sur la surveillance électronique d'une série de journalistes au Québec. Plusieurs reporters, notamment de La Presse, de TVA et de Radio-Canada, ont vu leurs informations captées par le SPVM et la SQ.

Pour le sénateur conservateur Claude Carignan, qui planche sur un projet de loi sur la protection des sources journalistiques, les révélations faites hier par la GRC viennent démontrer la nécessité de sa démarche.

« Que la GRC ait le potentiel de le faire, c'est correct, a poursuivi le sénateur. Mais comment les policiers utilisent ce potentiel-là, ils doivent absolument avoir un mandat de la cour, sinon cela constitue une atteinte à la vie privée. »

Le projet de loi du sénateur Carignan a obtenu l'appui d'une coalition des grands médias canadiens et il est actuellement à l'étape de la troisième et dernière lecture au Sénat. « Mon objectif est de le faire adopter avant Pâques. J'ai des appuis de taille. Il semble se bâtir un consensus au Sénat sur la nécessité de protéger les sources journalistiques. »

Devant la commission Chamberland, hier, Benoit Dupont, professeur de criminologie et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en cybersécurité a fait remarquer que les intercepteurs d'IMSI qui s'interposent entre les cellulaires et l'antenne relais découverts aux abords de la colline parlementaire à Ottawa peuvent être achetés facilement sur l'internet pour environ 1200 $. « On peut aussi les fabriquer chez soi », a-t-il déclaré. 

- Avec Joël-Denis Bellavance et Louise Leduc, La Presse

Les capteurs d'IMSI décortiqués

En reconnaissant pour la première fois utiliser des capteurs d'IMSI dans le cadre de certaines enquêtes, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a partiellement levé le voile sur une technologie qui est entourée d'un des plus importants secrets.

QU'EST-CE QU'UN CAPTEUR D'IMSI ?

Communément appelé Stingray, le capteur d'IMSI est généralement un appareil de la taille d'une petite valise qui simule le signal radio d'une antenne cellulaire légitime. Une fois activée, l'antenne « crie » un signal qui fait en sorte que les téléphones cellulaires qui se trouvent dans les parages se branchent momentanément à elle. L'appareil peut alors récupérer le numéro d'identifiant unique du téléphone (IMSI) ainsi que des métadonnées concernant les appels qu'il émet et reçoit. En théorie, le capteur d'IMSI peut aussi intercepter et enregistrer des conversations téléphoniques ou des messages textes émis par le téléphone.

CE QU'ON SAVAIT DÉJÀ

La GRC a fait des pieds et des mains l'année dernière pour éviter de dévoiler, lors du procès concernant le meurtre de Salvatore Montagna, qu'elle a utilisé un capteur d'IMSI dans le cadre de cette enquête. Des milliers de pages caviardées rendues publiques par la Cour d'appel du Canada ont démontré que ses agents se servaient d'un tel appareil pour déterminer avec certitude qu'un téléphone soupçonné d'appartenir à une personne faisant l'objet d'une enquête est bel et bien le sien. En activant le capteur d'IMSI à différents endroits lors d'une filature, ils arrivent à prouver avec certitude que le téléphone inconnu appartient bien à la personne ciblée. La GRC préfère appeler sa technologie MDI, pour Mobile Device Identifier.

CE QU'ON NE SAVAIT PAS

La GRC a admis hier posséder 10 de ces capteurs d'IMSI, qu'elle a utilisés dans le cadre de 19 enquêtes différentes en 2016. Dans certains cas, les appareils peuvent servir à localiser le téléphone cellulaire d'une personne disparue, affirme le corps policier. Les capteurs d'IMSI sont surtout utilisés lors d'enquêtes « portant sur la sécurité nationale, la criminalité majeure et organisée ou d'autres infractions graves » qui peuvent compromettre la sécurité nationale.

CE QUE LES APPAREILS DE LA GRC NE PEUVENT PAS FAIRE

Différents modèles de capteurs d'IMSI existent, mais la GRC assure que ceux qu'elle utilise ne captent pas les communications privées comme : 

• les communications vocales ou audio ;

• les courriels ;

• les messages textes ;

• les carnets d'adresses ;

• les images ;

• les clés de chiffrement.

CE QUE LES APPAREILS DE LA GRC PEUVENT FAIRE

On sait que les capteurs d'IMSI peuvent aussi capter au passage les métadonnées et les identifiants des téléphones appartenant à des citoyens innocents. La GRC dit toutefois que ses MDI peuvent uniquement « causer une interférence cellulaire limitée qui touchera les appareils se trouvant dans son rayon de portée ». Le corps policier soutient aussi que « l'information sans pertinence pour l'enquête est tout de suite isolée par l'opérateur et n'est pas communiquée aux enquêteurs ». Elle est détruite après que la cause a été entendue en cour.

- Par Tristan Péloquin, La Presse

Photo Archives Associated Press

Les intercepteurs d'IMSI et d'IMEI, comme l'appareil ci-haut, ont permis de retracer des téléphones cellulaires dans le cadre de 19 enquêtes criminelles l'an dernier, a affirmé la GRC.