Le gouvernement a condamné mercredi les gestes « inacceptables » d'agents de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) qui ont espionné deux journalistes de La Pressesans en avoir l'autorisation il y a neuf ans, dans l'espoir de découvrir qui leur avait révélé les plans terroristes attribués à Adil Charkaoui.

À la fin du mois de juin 2007, les journalistes Joël-Denis Bellavance et Gilles Toupin avaient dévoilé dans La Presse le contenu d'une étude confidentielle du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Les espions canadiens y relataient notamment une conversation du Montréalais Adil Charkaoui, qui évoquait un plan pour détourner un avion. M. Charkaoui a toujours nié l'existence de cette conversation.

La GRC avait déterminé que le document ultraconfidentiel obtenu par La Presse était authentique. Elle voulait identifier la source qui l'avait remis aux journalistes. Une enquête criminelle avait été déclenchée.

Suivis pendant neuf jours

Mercredi, le réseau CBC a fait état de nouveaux documents obtenus grâce à la Loi sur l'accès à l'information, qui révèlent que les policiers ont pris en filature les reporters pendant neuf jours, en août 2007.

Les règles d'enquête de la GRC exigent pourtant d'obtenir une autorisation spéciale pour espionner des sujets « sensibles » comme des professeurs d'université, des journalistes, des leaders religieux, des syndicats ou des politiciens. Les policiers ont lancé leur filature sans obtenir cette autorisation.

Après neuf jours, lorsqu'ils ont finalement demandé l'autorisation, elle leur a été refusée par l'officier responsable, Bob Paulson, qui est depuis devenu le grand patron du corps policier.

Les enquêteurs sont revenus à la charge plusieurs fois. En 2008, M. Paulson a changé de position et leur a donné le feu vert pour lancer la filature. Mais l'idée a été abandonnée pour des raisons inconnues.

La ou les sources des deux journalistes n'ont jamais été identifiées. Les agents fautifs ont été réprimandés.

Condamnation ferme

Le premier ministre Justin Trudeau a déclaré mercredi que la conduite des enquêteurs était « inacceptable ». Le ministre de la Sécurité publique, Ralph Goodale, a pour sa part répondu en chambre à une question du Nouveau Parti démocratique (NPD) en condamnant fermement le comportement des policiers.

« La liberté de la presse est une valeur canadienne fondamentale qui est inscrite dans la Charte. La surveillance non autorisée était entièrement inacceptable. Elle était en contradiction avec une directive ministérielle. Elle était en contradiction avec les politiques de la GRC. Elle a été stoppée quand le quartier général de la GRC en a été informé, et les enquêteurs ont été réprimandés », a-t-il expliqué.

Interrogé par les journalistes au Parlement, le ministre a ajouté que le commissaire Paulson avait déjà offert personnellement ses excuses à La Presse. « S'il y a le moindre doute à ce sujet, le commissaire Paulson tiendra une nouvelle rencontre », a ajouté M. Goodale.

« Nous devons travailler très fort pour nous assurer que ça n'arrive plus jamais », a conclu le ministre.

Réaction de La Presse

« Nous avons appris en novembre dernier que nos journalistes avaient probablement été espionnés. Quelques jours plus tard, nous avons rencontré la haute direction de la GRC pour faire valoir l'importance de la protection des sources journalistiques », a raconté Alexandre Pratt, directeur de l'information de La Presse.

« À la suite de notre échange, le commissaire de la GRC, Bob Paulson, nous a présenté ses excuses pour l'incident de 2007. Mais il n'a jamais fait mention de sa décision d'autoriser une nouvelle filature en 2008, comme nous l'a appris CBC ce matin [mercredi]. C'est inacceptable. Nous espionner, c'est nuire au lien de confiance entre un journaliste et sa source. C'est une atteinte directe au droit du public d'être informé et à la démocratie. »

Le chef du NPD, Thomas Mulcair, a qualifié l'affaire de « scandale d'État » et réclamé la tenue d'une enquête publique à ce sujet.

« Ce n'est pas quelqu'un qui a fait un petit mauvais coup, là ! [...] M. Goodale doit commander une enquête publique immédiatement », s'est exclamé M. Mulcair en point de presse dans le foyer des Communes.

Chronologie

2003 : Adil Charkaoui est arrêté pour soupçons de terrorisme en vertu d'un certificat de sécurité. Il sera libéré plus tard parce que le SCRS refuse de rendre publique la preuve qu'il détient sur lui.

2007 : La Presse dévoile le contenu de documents secrets du SCRS sur les plans terroristes attribués à Charkaoui. Des policiers prennent deux journalistes en filature pour identifier leur source, sans autorisation.

2008 : Après plusieurs refus, la direction de la GRC donne son accord pour la filature des journalistes, car il semble que c'est la seule chose qui permettrait de faire débloquer l'enquête. Mais l'idée est ensuite abandonnée.

2014 : L'enquête sur les sources de La Presse se termine par un échec.