Le gouvernement fédéral et les services secrets ont été engloutis par une montagne de travail de nature particulièrement délicate, récemment, pour tenter de dévoiler autant que possible à Adil Charkaoui la preuve ultra-secrète qui avait justifié son arrestation et sa détention pour soupçons de terrorisme.

C'est ce que révèlent de nouveaux documents judiciaires déposés récemment par le gouvernement fédéral dans la cause qui l'oppose à Charkaoui en Cour supérieure du Québec. Le porte-parole du Collectif québécois contre l'islamophobie et professeur de religion réclame 26 millions à Ottawa, en réparation pour les torts qu'il dit avoir subis lorsqu'on l'a enfermé en 2003 puis forcé à porter un bracelet électronique de surveillance.

À l'époque, le Service canadien de renseignement de sécurité (SCRS) disait avoir «des motifs raisonnables de croire qu'il était membre d'une organisation terroriste, s'était livré et continuerait de se livrer au terrorisme et constituait un danger».

Il aurait aussi «participé à des camps d'entraînement d'Al-Qaïda, fréquenté des extrémistes islamistes, discuté de la planification d'attentats et mené des activités criminelles pour appuyer le djihad».

Retirée, pas désavouée

En 2009, un tribunal a ordonné au gouvernement de rendre publique une partie de la preuve à ce sujet, pour que Charkaoui puisse se défendre adéquatement. Les autorités, évoquant des raisons de sécurité nationale, ont préféré retirer certains éléments plutôt que les voir rendus publics. Ils ne les ont toutefois pas désavoués.

Adil Charkaoui a toujours nié vigoureusement les allégations à son endroit. Dans le cadre de sa poursuite civile, il a demandé d'avoir accès à tous les documents qui le concernent et qui étaient en possession du SCRS.

Comme les autorités ont mis beaucoup de temps à lui transmettre le tout, il a demandé récemment à la Cour de rejeter en bloc la défense du gouvernement et de lui accorder gain de cause automatique dans sa cause. Cette requête doit être entendue les 23 et 24 mars.

En prévision de cette date, le gouvernement a déposé des déclarations assermentées de fonctionnaires qui dévoilent pour la première fois la lourdeur du processus qu'ils doivent suivre pour satisfaire aux demandes de Charkaoui.

430 000 pages

Michel Lamarche, un cadre du SCRS, explique que les services secrets ont dû consulter 430 000 pages de documents susceptibles de se rapporter à Charkaoui.

Le SCRS devait censurer les passages qui porteraient atteinte à la sécurité nationale, en révélant l'existence d'enquêtes, l'identité d'informateurs, les méthodes des services secrets, l'identité d'employés du SCRS, les relations avec d'autres organismes canadiens ou étrangers ou les informations qu'ils transmettent confidentiellement au Canada.

Tout était révisé trois fois à l'interne, mais peu d'employés avaient les connaissances et les cotes de sécurité nécessaires à l'exécution de ce travail. Il fallait aussi écouter les innombrables conversations espionnées clandestinement dans le cadre d'enquêtes sur les extrémistes islamistes que le SCRS dit avoir identifiés dans l'entourage de Charkaoui.

«Les enregistrements audio ont dû être écoutés par des analystes parlant français, anglais ou arabe. Ces analystes ont dû écouter plusieurs centaines d'enregistrements audio afin de confirmer qu'ils concernaient bel et bien le demandeur», raconte M. Lamarche dans sa déclaration.

Lorsque le SCRS en avait terminé avec les documents, il devait les transmettre au Groupe sur la sécurité nationale (GSN) du ministère fédéral de la Justice, un groupe d'avocats et techniciens judiciaires d'élite qui doit s'assurer que ce qui doit être censuré est censuré et que ce qui doit être public est public, dans la preuve.

Dix dossiers de front

Stephanie Hodgson, employée du GSN, explique dans une déclaration déposée en cour que son unité mène en ce moment dix dossiers similaires de front, soit les recours judiciaires de Charkaoui, Abousfian Abdelrazik, Abdullah Almalki, Ahmad Abouz-Elmaati et Muayyed Nureddin, Hassan Almrei, Omar Khadr, Ayad Mejid et l'Association des libertés civiles de Colombie-Britannique.

«La révision des privilèges de sécurité nationale implique la révision systématique de chaque mot dans chaque document plusieurs fois de suite. Cette révision doit être menée par un nombre limité d'individus qui possèdent l'habilitation sécuritaire nécessaire», explique-t-elle.

La tâche est lourde: les documents ultra-secrets sur les enquêtes du SCRS doivent être entreposés, manipulés et traités de façon très contrôlée pour éviter les fuites d'information névralgique. Le travail se fait dans des zones sécurisées où tout visiteur est escorté, le transport des documents se fait dans des contenants spéciaux ultra-sécuritaires, et toute copie ou impression de document est soumise à des procédures de contrôle très strictes, selon Mme Hodgson.

En fin de compte, chaque page considérée comme pertinente nécessite une heure de travail pour le gouvernement, dit-elle. Pour l'instant, comme 7562 pages ont été retenues parmi les 430 000 initiales, les fonctionnaires ont consacré 7562 heures de travail à réviser, censurer et transmettre la preuve touchant Adil Charkaoui.

Le juge au dossier devra décider à la fin de mars si, dans le contexte, les délais de transmission sont déraisonnables.