La justice craint que « plusieurs » enfants soient actuellement « oubliés » depuis des années dans des familles d’accueil inadéquates par les services sociaux du Grand Nord du Québec.

Cette appréhension est exprimée dans un jugement qui condamne la direction de la protection de la jeunesse (DPJ) locale à verser 25 000 $ à une jeune Inuite qu’elle a abandonnée sans suivi et sans service pendant plus de 10 ans sous un toit où régnaient violence et alcool. Elle y a passé toute son enfance, de 2006 à 2018.

La situation d’Anna* « dépasse l’entendement », a écrit la juge Peggy Warolin, de la Cour du Québec. « Dès 2007, la directrice reçoit des informations inquiétantes quant à la sécurité de l’enfant dans son milieu d’accueil. Or, […] aucun geste n’est posé pour vérifier les informations et s’assurer du bien-être de l’enfant. »

La fillette était arrivée dans sa famille d’accueil en 2006, pour y être adoptée. Ce processus a toutefois achoppé, probablement parce que le père était accusé de crimes sexuels envers des mineurs. Plutôt que d’être retirée de ce foyer, Anna y a plutôt été complètement « oubliée » par les services sociaux, sans que la DPJ intervienne à nouveau dans sa vie de quelque façon que ce soit avant 2021. La famille continuait toutefois à recevoir un chèque pour subvenir à ses besoins.

Les enfants biologiques de la famille d’accueil en ont même été retirés en 2017, après plusieurs signalements, notamment parce qu’ils consommaient des drogues avec leur mère. Comble de la désorganisation : même à ce moment, Anna n’est pas revenue sur l’écran radar de la DPJ.

Il a fallu qu’elle fasse elle-même l’objet d’un signalement pour de graves troubles de comportement pour être finalement prise en charge.

« Si la situation de l’adolescente a pu passer sous le radar pendant toutes ces années, malgré les alertes pourtant survenues à divers moments, nous sommes en droit de penser que plusieurs autres enfants sont dans la même situation, écrit la magistrate. Pourtant, les conditions de vie des enfants inuits, qui ont droit au même titre que les autres petits Québécois à des services dignes de ce nom, devraient justifier qu’on accorde toute l’attention qu’ils méritent, une attention à la hauteur de la détresse dans laquelle ils se trouvent. »

La décision de la juge Warolin a été rendue en novembre 2022, mais n’a été publiée que mardi, après la publication d’un premier article de La Presse. L’existence du jugement avait été révélée par le déclenchement d’un processus d’appel par les avocates de la DPJ.

« Trou de service »

La juge Warolin a entendu plusieurs témoins pour tenter de comprendre ce qui avait pu dérailler de façon aussi catastrophique dans le dossier d’Anna. Hypothèse la plus probable : comme il s’agissait au départ d’un dossier d’adoption, celui-ci n’a jamais été transféré aux services de la DPJ chargés de faire le suivi des jeunes placés.

Puis, au fil des ans, de nombreux signaux d’alarme ont été ignorés, a souligné la juge. La famille a fait l’objet de plusieurs signalements et de plusieurs interventions policières sans que la sonnette d’alarme soit tirée.

Même à partir du moment où une intervenante a réalisé que la jeune était tombée dans un « trou de service de 10 ans » et en a informé ses collègues, la DPJ a tardé à agir. L’arrestation de la jeune pour avoir commis un délit a finalement forcé les services sociaux à intervenir.

La patronne de la DPJ locale a avoué qu’elle ne pouvait pas expliquer « le défaut d’effectuer la révision du dossier », « le défaut d’obtenir les ordonnances judiciaires requises » et « le fait que la famille d’accueil ait continué à recevoir des prestations alors qu’aucun service n’était offert à l’enfant et à sa famille ». Quant au retrait des enfants biologiques de la famille d’accueil sans qu’Anna soit touchée, la directrice a indiqué qu’il était fréquent au Nunavik que la DPJ intervienne dans une maison où se trouvent plusieurs enfants, mais uniquement auprès de certains d’entre eux.

Elle a surtout souligné le manque criant de personnel dont souffre la DPJ du Nunavik, notamment parce que les Inuits rechignent à accepter des postes qui les forceront à intervenir dans les affaires familiales de membres de leur propre communauté.

La juge Warolin a noté que la directrice de la protection de la jeunesse avait reconnu la faute de son organisation et avait agi avec « transparence devant la justice ».

La CDPDJ aurait dû être présente

Relancée, la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik n’a pas émis de nouveau commentaire. Dans La Presse de mardi, l’organisation refusait de commenter le dossier, mais sa patronne se disait « personnellement très sensible à ce genre de situation ». La Régie pointait du doigt les graves problèmes sociaux qui affligent la région, au premier chef la pénurie criante de logements.

MCassandra Neptune, l’avocate d’Anna, n’a pas commenté davantage. Mardi, elle se disait choquée par le dossier de sa cliente. « Ils l’ont échappé solide, déplorait-elle. Ma cliente a grandi dans un milieu de violence et de boisson qui, évidemment, a eu un impact sur elle. »

La participation de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) aux audiences « aurait été requise », a semoncé la juge Warolin. « Si la CDPDJ n’intervient pas dans une situation où un enfant est oublié pendant 14 ans, quand intervient-elle ? », s’est-elle interrogée.

La Commission « a estimé que la question de la lésion de droit y était correctement traitée et que tous les éléments qu’elle aurait pu apporter étaient déjà pris en compte », a indiqué la coordonnatrice aux communications Meissoon Azzaria. « Il n’y [avait] pas de plus-value à sa présence devant le Tribunal. »

* Le nom de la personne a été changé pour des fins de confidentialité.