De plus en plus de gens inconnus des services policiers « s’improvisent » importateurs de cocaïne.

Le crime organisé a non seulement profité de la pandémie de COVID-19, il s’est aussi adapté et a un peu changé.

« Maintenant, des Québécois se rendent dans des pays producteurs ou exportateurs de cocaïne et nos agents de liaison nous demandent : “C’est qui, ces gars-là ?” On leur répond qu’on n’en a aucune idée », lance Patrick Daoust, superviseur et analyste en renseignement criminel à la Division C (Québec) de la Gendarmerie royale du Canada (GRC).

Depuis la pandémie, les corps de police, que ce soit la GRC, la Sûreté du Québec ou le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), constatent qu’il y a de plus en plus d’individus inconnus de leurs services « qui s’improvisent » importateurs de cocaïne.

Ils se rendent dans les pays du Sud pour effectuer des transactions, ou exploitent une « porte » (une personne ou un groupe capable de faire entrer la drogue au Canada) qui leur permet de cultiver le corridor Toronto-Montréal.

CAPTURE D’ÉCRAN TIRÉE D’UNE VIDÉO DE LA POLICE LOCALE

Bô Soleil Morin-Lachance, Francis Toupin-Bergevin et Frédéric Dewald ont été arrêtés le 1er février dans leur condo de Lima, au Pérou.

L’arrestation de trois Québécois à la fin janvier au Pérou pourrait être un exemple de cette nouvelle tendance, croit la police.

On assiste à une démocratisation des importations, des jeunes qui veulent devenir prolifiques un peu comme dans les téléréalités. Je pense qu’il n’y a pas un groupe qui ne fait pas, ou qui ne tente pas de faire, des importations aujourd’hui.

Patrick Daoust, superviseur et analyste en renseignement criminel à la Division C de la GRC

« Ce sont des gens qui sont moins influents au sein du crime organisé sur le plan stratégique, mais qui sont très importants pour les groupes criminels », renchérit sa collègue Julie-Anne Moreau, aussi analyste en renseignement criminel.

Selon M. Daoust, beaucoup d’importations sont maintenant payées en cryptomonnaie et cela pourrait concorder avec le fait que l’on retrouve des importateurs improvisés plus jeunes, rompus à ces nouvelles technologies qu’ils ont à portée de main, dans leur téléphone par exemple.

Toutefois, la volatilité récente des cryptomonnaies pourrait peut-être inciter les importateurs à retourner vers des méthodes de financement et de transferts d’argent plus traditionnelles.

Coke en stock

Au début de la pandémie, un kilogramme de cocaïne s’échangeait à 85 000 $ à Montréal, en raison de la rareté causée par la fermeture des frontières.

Aujourd’hui, le prix du kilogramme de cocaïne est d’environ 28 000 $, car tout ce qui a été bloqué durant des mois a fini par entrer dans la province, explique la GRC.

La hausse des prix au début de la pandémie a été causée par la fermeture des frontières et par le fait que les échanges commerciaux ont été arrêtés pendant une longue période. Ensuite, les marchandises se sont remises à entrer à un rythme effarant et les contrôles douaniers ont peut-être diminué, parce que la marchandise devait entrer.

François-Olivier Myette, sergent à la Section du renseignement criminel de la GRC

Les organisations ont donc accumulé de grandes quantités au moment où les importations se sont poursuivies, principalement à partir du Mexique, et surtout par voie terrestre, faisant ainsi en sorte que l’offre est devenue très importante.

La GRC affirme que, pour compenser et faire plus d’argent, des groupes criminels établis au Québec s’impliqueraient maintenant dans des exportations vers l’Europe et l’Australie, où le kilogramme de cocaïne s’échange respectivement à plus de 40 000 $ CAN et à plus de 300 000 $ US.

Infiltration commerciale

En temps normal, pour importer de la cocaïne, le crime organisé simule des transactions commerciales et fabrique de fausses factures pour justifier l’envoi d’argent, et la quasi-totalité de l’argent sale servant à financer les importations sort alors du pays.

Mais avec la fermeture des frontières et la suspension des transactions commerciales, le crime organisé montréalais s’est retrouvé avec des capitaux à blanchir et devait avoir accès à des comptes bancaires pour faire des transactions.

« Et s’il retourne à la base, le crime organisé qui est ici et qui veut réinvestir son argent, il fait quoi ? S’il ne peut plus investir dans d’autres commodités et qu’il veut importer des pays sources, il fait quoi ? Il se tourne vers ce qui se trouve autour de lui : les commerçants en difficulté à Montréal ou ailleurs », décrit le sergent François-Olivier Myette.

Durant la pandémie, M. Myette et ses collègues ont observé ce que le sergent appelle une « ozarkification », en référence à la télésérie américaine Ozark dans laquelle le personnage principal achète des commerces locaux pour blanchir de l’argent sale.

Après mars 2020, la GRC a observé des membres du crime organisé montréalais prendre le contrôle de petites entreprises en faisant à leurs propriétaires légitimes « des offres qu’ils ne pouvaient refuser » : ils investissaient une somme supérieure à la véritable valeur de la société tout en demandant aux propriétaires de continuer à gérer leur entreprise avant que celle-ci soit fermée, une fois que la manœuvre n’était plus nécessaire.

Autre exemple : les criminels développaient un intérêt soudain et éphémère dans un marché virtuel qui leur était totalement inconnu.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

François-Olivier Myette, sergent à la Section du renseignement criminel de la GRC

Pour blanchir son argent, le crime organisé s’est tourné vers le commerce de proximité, vers les petits marchés locaux, et a profité des gens et des entreprises à statut précaire pour faire des acquisitions massives d’entreprises de toutes sortes.

François-Olivier Myette, sergent à la Section du renseignement criminel de la GRC

« On a vu des personnes dans l’entourage de gros acteurs du crime organisé, des prête-noms, faire l’acquisition d’actifs de manière importante. Tout à coup, quelqu’un arrive de nulle part et se retrouve à la tête d’une trentaine d’entreprises de cette nature-là, avec aucune connaissance, sans fonds pour le faire, et dont les fonds proviennent de quelque part », poursuit François-Olivier Myette, selon qui le crime organisé s’est également tourné vers l’acquisition d’immeubles durant la pandémie.

Le retour des maisons de jeu

Des études récentes indiquent que la clientèle des jeux en ligne a explosé durant la pandémie.

Sans avoir de chiffre à l’appui, la GRC croit que la mafia montréalaise, qui contrôle les paris sportifs illégaux en ligne, en a sûrement profité elle aussi.

Avec la fermeture des établissements licenciés en raison des mesures sanitaires, les maisons de jeu clandestines ont poussé dans la région de Montréal durant la pandémie, provoquant même des conflits pour le contrôle des territoires.

Il y avait des maisons de jeu illégales partout sur le territoire de la grande région de Montréal, contrôlées par tous les groupes, pas seulement les plus importants, mais aussi les gangs de rue.

Julie-Anne Moreau, analyste en renseignement criminel à la Division C de la GRC

Les joueurs qui ont fréquenté ces endroits ont eu besoin de liquidités et la GRC affirme que des guichets automatiques illégaux se sont retrouvés dans ces maisons de jeu, tout comme des machines à sous qui échappaient au contrôle de Loto-Québec.

« Les criminels sont stratégiques, on doit l’être aussi »

« Perturber » les criminels même durant des enquêtes qui ne déboucheront pas nécessairement sur des accusations, continuer d’accroître les échanges avec les corps de policie internationaux, considérer que les criminels d’ici puissent être arrêtés et jugés dans d’autres pays et être à l’affût des tendances : la Division C (Québec) de la Gendarmerie royale du Canada a expliqué à La Presse ses orientations qui feront en sorte qu’elle sera maintenant plus visible dans la lutte contre le crime organisé qu’elle l’a été ces dernières années.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Le sergent d’état-major Dominic Duchesneau, responsable intérimaire du Programme de lutte contre le crime organisé à la Division C de la GRC, et l’inspecteur Christian Sabourin, responsable de la Section du renseignement criminel à la Division C de la GRC

« Les criminels sont stratégiques. Nous aussi, on doit l’être, dans le respect de la loi », affirme l’inspecteur Christian Sabourin, responsable de la Section du renseignement criminel.

S’étant beaucoup consacré à la surveillance des frontières et au terrorisme international et intérieur ces dernières années, et maintenant à l’ingérence étrangère, la Division C, pourtant une référence en matière de lutte contre les importateurs et la mafia montréalaise depuis les années 1980, a été moins présente dans la lutte contre les factions du crime organisé au Québec depuis le milieu des années 2010.

Elle a l’intention d’y reprendre une part active en continuant de mener des enquêtes dont l’objectif sera de porter des accusations. Mais si celui-ci n’est pas atteint, elle veut tout de même créer des « perturbations », dit l’inspecteur Christian Sabourin.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

L’inspecteur Christian Sabourin, responsable de la Section du renseignement criminel à la Division C de la GRC

Traditionnellement, quand on identifiait un sujet d’enquête et qu’on ne pouvait la réaliser, on se tournait vers la SQ ou le SPVM. Et s’il n’y avait pas preneur, on disait too bad. Mais ce temps est révolu.

L’inspecteur Christian Sabourin, responsable de la Section du renseignement criminel à la Division C de la GRC

« Maintenant, même si une enquête ne débouche pas sur des accusations, on va visiter les suspects pour leur parler, leur dire que l’on sait ce qu’ils font, recruter des informateurs. Nous allons collaborer davantage avec nos partenaires, comme les agences du revenu ou l’Agence des services frontaliers du Canada si, par exemple, des gens n’ont pas leur citoyenneté. Bref, on veut donner un bon coup de pied dans le nid de guêpes », décrit l’inspecteur Christian Sabourin selon qui un autre rôle important du service de renseignement de la Division C sera d’identifier les nouvelles tendances et d’en informer ses partenaires.

Criminels globe-trotteurs

Au cours des dernières années, la GRC a augmenté le nombre de ses agents de liaison dans les pays producteurs et exportateurs de cocaïne, et a accru sa collaboration avec les corps de police locaux.

L’arrestation de trois Québécois soupçonnés de trafic de drogue au Pérou en février dernier en est une démonstration.

« Avant, le crime se passait uniquement ici. Maintenant, des gens se déplacent et des relations s’établissent un peu partout. On doit pouvoir continuer nos enquêtes à l’étranger pour s’assurer d’être le plus efficaces possible », explique le sergent d’état-major Dominic Duchesneau, responsable intérimaire du Programme de lutte contre le crime organisé à la Division C.

M. Duchesneau assure que le but de la GRC n’est pas d’extrader intentionnellement des criminels d’ici pour qu’ils soient jugés dans d’autres pays, mais ajoute que ceux-ci jouent avec le feu.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Le sergent Dominic Duchesneau, responsable intérimaire du Programme de lutte contre le crime organisé de la Division C de la GRC

On se rend compte de plus en plus que nos criminels ont une énorme implication à l’international et c’est de savoir quelle est la meilleure place pour la judiciarisation. Si maintenant la cocaïne va jusqu’en Europe, on se retrouve avec quatre corps de police impliqués. On va accuser où ?

Le sergent Dominic Duchesneau, responsable intérimaire du Programme de lutte contre le crime organisé de la Division C de la GRC

Le sergent d’état-major Dominic Duchesneau croit que davantage de bandits québécois risquent d’être extradés et jugés ailleurs.

Niveler la partie

Le sergent Dominic Duchesneau croit que pour que la police puisse combattre le crime organisé plus efficacement, le gouvernement fédéral devrait permettre l’utilisation d’outils technologiques et procéder « à des changements législatifs importants » de façon à faciliter le partage d’information entre les agences d’application de la loi au Canada et à l’étranger, la surveillance des criminels et l’interception de leurs communications cryptées.

« De toujours demander à la police de faire l’impossible, à un moment donné, ça ne fonctionne plus. Le crime organisé, on les a éduqués durant des années sur nos façons de faire. Et à un moment donné, il y a des limites à ce que nous sommes capables d’inventer. On n’a pas ajusté le livre des règles du jeu, malheureusement. La vie privée au Canada, c’est important, mais quand la majorité de nos bandits sont sur Facebook, Instagram, à prendre des photos d’eux en voyage, on se dit qu’on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre », conclut M. Duchesneau.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l’adresse postale de La Presse.