Les jeunes bandits avaient soif d’argent, de pouvoir et de notoriété. La fraude les a enrichis. Avec ce magot, ils se sont armés. La fraude a complètement changé le visage des gangs de rue à Montréal et serait la cause principale de la circulation des armes à feu chez les jeunes criminels, ont confié plusieurs sources du milieu interlope à La Presse. Incursion dans la tête de ces jeunes fraudeurs désormais partie prenante des conflits.

« Gang ou pas gang, tout le monde est armé »

Des « stups » au guichet. De la rue à la banque. Les criminels et membres de gangs jadis uniquement associés à la vente de drogue ont migré vers la fraude, changeant la dynamique des conflits armés.

Vendre de la drogue aura été payant pour Carlos*. Mais le jeu n’en valait pas la chandelle. « J’avais peur de vendre à un undercover [agent double] ou de me faire prendre dans une filature. Ils ont beaucoup de moyens de te faire rentrer en dedans. »

Il s’est donc tourné vers une source de revenus qui passe souvent sous le radar : la fraude bancaire.

  • Un individu présent sur Instagram affirme offrir des téléphones cellulaires présumément obtenus via la fraude à moitié prix.

    CAPTURE D’ÉCRAN TIRÉE D’INSTAGRAM

    Un individu présent sur Instagram affirme offrir des téléphones cellulaires présumément obtenus via la fraude à moitié prix.

  • Un présumé fraudeur exhibe une liasse de billets sur Instagram.

    CAPTURE D’ÉCRAN TIRÉE D’INSTAGRAM

    Un présumé fraudeur exhibe une liasse de billets sur Instagram.

  • Un présumé fraudeur retire de l’argent d’un guichet

    CAPTURE D’ÉCRAN TIRÉE D’INSTAGRAM

    Un présumé fraudeur retire de l’argent d’un guichet

  • Un présumé fraudeur retire de l’argent d’un guichet.

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    Un présumé fraudeur retire de l’argent d’un guichet.

  • Un présumé fraudeur affirme vendre des cartes de crédit prépayées à la moitié du prix.

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    Un présumé fraudeur affirme vendre des cartes de crédit prépayées à la moitié du prix.

  • Un présumé fraudeur affirme vendre des cartes de crédit prépayées à la moitié du prix.

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    Un présumé fraudeur affirme vendre des cartes de crédit prépayées à la moitié du prix.

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Carlos n’a jamais été incarcéré en lien avec ce type de crime. Il est toutefois connu des services de police.

Avant, tu avais besoin des stups [stupéfiants] pour être riche. Maintenant tu te fais 50 000 $ sans vraiment aller sur le terrain. C’est moins stressant.

Carlos, fraudeur

Quand il s’agit de grosses transactions frauduleuses, les jeunes bandits inexpérimentés peuvent se faire prendre. Mais plusieurs petites sommes ? « Ça arrive, mais pas souvent. Il y en a beaucoup trop pour arrêter tout le monde. C’est trop volatil », illustre ce bandit plus expérimenté. Il n’est pas une « tête folle » et ne se « mêle pas des drames de la rue ».

Le portrait dressé par ce criminel qui frise la trentaine est ponctué d’anecdotes colorées, bien qu’inquiétantes. Elles illustrent une chose : la rue a changé. La fraude a déséquilibré les dynamiques de pouvoir entre jeunes bandits et vétérans.

Il évoque des exemples révélateurs. Une soirée bien arrosée où deux jeunes fraudeurs sortent leur pistolet Glock pour une banale insulte. Des débutants à peine capables de se battre qui lancent des provocations inutiles à un membre de gang plus vieux en riant de son dernier vidéoclip. Des adolescents qui brandissent des liasses de billets sur Snapchat, invitant des ennemis beaucoup plus vieux à venir les défier.

La nouvelle génération a moins peur. Il n’y a pas de structure quand tu fais ton argent seul. Donc pourquoi tu aurais du respect pour des plus vieux ?

Carlos

Le tout a créé un effet domino, poursuit-il. Si un fraudeur conflictuel et orgueilleux est assez riche pour se procurer un Glock, ses cinq ennemis vont sentir le besoin de se protéger… à armes égales.

« Ça a changé la game. Sans la fraude, on n’aurait pas la quantité d’armes qui circulent comme en ce moment à Montréal », pense une autre source criminelle consultée par La Presse afin de valider ce son de cloche. Le jeune criminel ne se considère pas comme un membre de gang, mais les fréquente assez pour être au courant des conflits en cours. Il a lui-même déjà fraudé pour se dépanner lorsqu’il était à sec ou avait des dettes.

« Pour des petits montants, personne ne va prendre le temps de faire une enquête élaborée », explique-t-il.

De l’argent et des problèmes

La fraude est une avenue moins complexe que les stupéfiants, longtemps considérés par les criminels comme la seule façon de faire fortune illégalement. Or, n’entre pas qui veut dans le commerce de substances illicites. « Tu dépends de criminels plus vieux et expérimentés. Tu ne peux pas te réveiller un jour et aller vendre du crack à la place Émilie-Gamelin. Tu ne peux pas tirer sur qui tu veux en plein jour, car tu vas te faire dire de te calmer pour ne pas nuire à la structure », poursuit Carlos.

« C’est le statut des fraudeurs qui a changé », nuance un ex-gangster questionné à ce sujet par La Presse.

Avant, ils étaient considérés comme les gars trop peureux pour risquer d’aller se battre, se faire poignarder ou recevoir une balle.

S’enrichir à vitesse grand V rend aussi les criminels vulnérables aux voleurs et aux rivalités basées sur la jalousie, croit notre source.

Quand tu vends de la drogue, tu as quelqu’un en haut de toi. Il a lui-même quelqu’un en haut de lui. Il y a un gros organigramme. Désobéir ou faire le con, ça peut te coûter cher.

Une source criminelle

Les fraudeurs ont toujours été considérés comme des « beaux gosses charismatiques pas dangereux », explique-t-il. Certains font la fête et voyagent à longueur d’année. D’autres ont des entreprises légales, de l’immobilier. « Mais maintenant ils s’embarquent dans les beefs [conflits], car ils se croient vraiment rusés et n’ont pas de boss. Sans la fraude, on n’aurait pas cette violence-là », estime notre source.

« Ça les a amenés à s’armer. Gang ou pas gang, tout le monde est armé. More money, more problems. »

* Prénom fictif

Anthony, « pro » de la fraude

Anthony* sort à peine de la vingtaine. Malgré son jeune âge, il ne porte que des vêtements griffés et des chaussures de sport dernier cri, habite dans un condo neuf et exhibe son portefeuille bitcoin comme un trophée de chasse. Et comme bien des jeunes criminels, il se promène parfois avec une arme à feu chargée.

« Je n’écoute pas [les plus grands]. Je fais mon [argent] tout seul. J’ai presque autant d’argent qu’eux, donc pourquoi je travaillerais pour eux ? Ils vont me donner le quart de ce que je peux faire par moi-même. Je n’ai besoin de personne », se vante le garçon.

Le jeune Anthony se lance dans ce monologue quand on lui demande combien d’argent il fait grâce à la fraude. Son ton farouche en dit long sur son rapport à l’autorité. Le message est clair : il n’obéit à personne. Même pas aux criminels plus vieux et expérimentés.

« Greg et JP ? Pourquoi je les écouterais ? Je préfère me faire de l’argent tout seul », avance-t-il sans une once d’hésitation dans la voix.

Il fait référence à Gregory Woolley et Jean-Philippe Célestin, considérés par la police comme deux hommes influents dans la rue, proches de la mafia et des motards. Ces figures connues du monde criminel ne l’intéressent tout simplement pas, fait-il savoir en haussant les épaules. Pourquoi chercher à gravir les échelons quand il peut « se faire de l’argent tout seul » ?

Petites sommes, gros magot

Anthony nous rencontre dans le chic café d’un quartier situé dans un secteur où personne ne le connaît. Sacoche de luxe, sneakers dernier cri, manteau matelassé de couleur vive et bonnet Moncler au logo bien visible : son look extravagant contraste avec les vêtements sobres des quelques clients présents dans l’établissement. Certains le dévisagent curieusement.

Il se décrit comme un pro de la fraude. Il passe du coq à l’âne et esquive parfois certaines de nos questions. Mais il est plutôt volubile quand on lui parle d’argent.

Son « gagne-pain » illégal lui a permis d’impressionner des gangsters torontois et d’élargir son réseau de connexions. Il décrit avec nonchalance ses visites régulières dans la Ville Reine.

Les gars de Toronto ne savent pas frauder. Ils demandent aux gars de Montréal comment faire.

Anthony

La fraude va le « rendre millionnaire », dit-il le plus sérieusement du monde. Il a commencé par de petites sommes. « Des 500 $, des 1000 $, des 3000 $ », précise-t-il. Ces sommes modestes ont permis l’achat de consoles de jeux, de téléphones intelligents, de cartes-cadeaux, de cartes Visa prépayées, de meubles. Il revendait le tout à une fraction du prix. « Tu deviens comme un genre de vendeur au final. Quand le prix du nouveau iPhone monte, tes bénéfices montent », explique-t-il.

Une rapide visite sur des réseaux sociaux comme Snapchat ou Instagram accrédite son histoire. Au cours des dernières semaines, La Presse a observé plusieurs comptes anonymes, mais accessibles à tous. Ces présumés fraudeurs exhibent des liasses de billets, des « cartes vanille » (cartes Visa et Mastercard prépayées) et des guichets ATM.

Divers stratagèmes

Beaucoup de fraudeurs sont des adeptes du vol d’identité. En obtenant des profils d’individus sur le web clandestin (dark web), ils parviennent à ouvrir des comptes bancaires et à utiliser la marge de crédit liée à chaque compte.

Quand on lui parle de réseau de fraudeurs, Anthony ne sait pas trop quoi répondre. Il ne fait pas partie d’une grosse organisation. Il voit la chose de façon beaucoup plus simpliste, informelle et désorganisée.

Le vol d’identité est sa méthode de prédilection.

En ouvrant un compte, tu peux aller dépenser l’argent où tu veux. Même si t’as pas un fou crédit, t’as une marge de 1000 $. Soit tu dépenses le tout, soit tu fais des achats réguliers pendant un petit moment et tu rembourses pour augmenter ta marge.

Anthony

En clonant des cartes, il peut également aller retirer beaucoup d’argent au guichet, selon la limite permise.

Le prix d’une arme dans la rue lorsqu’il a obtenu un pistolet était d’environ 5000 $, selon nos sources policières. Anthony refuse toutefois de nous confirmer s’il a bien payé ce prix. « C’est assez facile d’avoir ce montant-là. Tu peux aller au guichet automatique et retirer cette somme avec plusieurs cartes. Ça dépend de la limite. »

Plusieurs de ses amis fraudeurs blanchissent leur argent. Le phénomène a pris une telle ampleur à Montréal que tout le monde est « un peu un fraudeur », explique le jeune. Et peu importe le statut dans la rue, tout le monde a utilisé cet argent pour s’acheter des armes. « Un gars que je connais achète des bouledogues français et des téléphones et les revend. Il s’est fait des 20 000 $, 30 000 $ », assure-t-il.

Nos sources criminelles jugent les montants proches de la réalité.

Argent facile, impunité

Argent facile, dépense rapide. « Je vais chaque jour au resto, je voyage, je m’achète des vêtements, des bijoux », raconte Anthony.

Une fortune qui fait des jaloux, se vante le jeune homme à la mèche courte. « Si quelqu’un vient me faire chier ou me voler, je [réplique]. »

Anthony n’a aucun antécédent judiciaire, selon nos vérifications au plumitif. Il n’est toutefois pas exclu qu’il soit connu des services de police. Il n’a pas voulu s’avancer sur son implication dans d’autres crimes hormis la fraude. Il ne sourcille pas quand on lui mentionne la possibilité d’être accusé au criminel. « La police n’enquête pas vraiment [pour des petits montants]. Les fraudeurs accusés restent toujours en liberté », marmonne-t-il. Il a la certitude de ne pas être détenu dans l’éventualité d’une arrestation. Il pourrait ainsi… continuer à frauder.

Il n’y aura pas de grosse conséquence. Ce n’est pas comme tirer sur quelqu’un. Pour une vingtaine de frappes, je vais peut-être me faire prendre une fois.

Anthony

Son expression reste tout aussi neutre quand on lui souligne que la fraude fait quand même des victimes. « La banque rembourse tout. Moi, j’ai déjà vécu sans argent, ça ne me fera pas pleurer qu’une [madame] se retrouve sans argent pendant deux semaines. »

* Prénom fictif

Un « terrain de jeu » sans frontières

Consciente de l’ampleur et de l’importance de la fraude dans la rue, la police prend au sérieux ce nouveau fléau qui met de l’huile sur le feu en matière de gangs, assure la police de Montréal.

« On le voit dans la dynamique de violence armée : les vieux n’ont plus de contrôle sur les jeunes », confirme d’emblée Francis Renaud, commandant à la division du crime organisé (DCO) au SPVM.

Plusieurs sujets d’intérêt plus jeunes liés aux gangs sont également des fraudeurs, confirme-t-il. « On a compris que c’était vraiment important. Il n’y a pas de laxisme, on en est conscients. »

Il est toutefois normal et justifié que les arrestations liées aux crimes violents ou aux armes à feu soient prioritaires dans le climat actuel.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Francis Renaud, commandant à la division du crime organisé (DCO) au SPVM

Quand ça tire dehors, c’est que le feu est pris. Notre rôle, c’est de l’éteindre avant toute chose.

Francis Renaud, commandant à la division du crime organisé (DCO) au SPVM

Il y a autant de types de fraude que de fraudeurs, ajoute-t-il. Cela complique la tâche des organisations responsables d’amenuiser les conséquences indirectes que ce crime pourrait avoir dans nos rues.

Les banques portent plainte pour de grosses sommes. Mais parfois, les institutions bancaires préfèrent rembourser un client et essuyer une légère perte.

« Ce sont les banques qui se font voler. Le client se fait rembourser. Les banques sont prêtes à subir une perte », explique le commandant.

Le système de justice nourrit également cette impression de laxisme par rapport à la fraude.

On peut arrêter quelqu’un 14 fois pour fraude. S’il est toujours en liberté, il va continuer, devenir important et s’adonner à d’autres types de crime.

Francis Renaud, commandant à la division du crime organisé (DCO) au SPVM

« La fraude n’est évidemment pas punie aussi sévèrement que l’utilisation d’une arme contre un individu. »

Même en menant une enquête minutieuse pour fraude, il est difficile de prouver que l’argent frauduleux a servi à acheter des armes.

La fraude – notamment – a brisé les frontières.

« Comme pour les conflits armés, ton terrain de jeu, c’est l’internet et les réseaux sociaux », rappelle Francis Renaud.

Les autorités au Québec ont beau surveiller les fraudeurs, ceux-ci s’adonnent à leurs activités illicites dans d’autres provinces. À l’instar du vol de voitures, beaucoup sont arrêtés en Ontario.

Quand le gang se forme devant un ordinateur, on est loin de la structure du gang de rue classique uni dans un quartier ou un immeuble. Elle existe encore, mais les connexions se font plus aisément avec des bandits de Toronto, Vancouver ou même Miami. « Le corridor Toronto-Montréal n’a jamais été aussi important qu’en ce moment. On a vraiment compris qu’il faut qu’on se parle », estime le commandant Renaud.