Huit personnes, dont deux enfants, ont péri dans les eaux glacées du Saint-Laurent en tentant de traverser la frontière en passant par la réserve d’Akwesasne, dont le territoire chevauche l’Ontario, le Québec et les États-Unis. Une tragédie qui pourrait se répéter, craignent des groupes communautaires et des experts en immigration, avec le resserrement des mesures aux frontières ; les migrants pourraient chercher des passages plus dangereux.

En cherchant une vie meilleure, ils ont trouvé la mort : au total, huit migrants, dont deux enfants, ont péri à Akwesasne, au Québec, lors d’une traversée du Saint-Laurent vers les États-Unis. Un drame qui ramène au premier plan les questions de trafic d’êtres humains et de fermeture des frontières.

Les recherches se sont poursuivies vendredi après la découverte la veille de six corps dans le Saint-Laurent du côté québécois d’Akwesasne – une communauté mohawk qui chevauche le Québec, l’Ontario et l’État de New York.

Des bateaux ont sillonné ce secteur marécageux, près des îles Jaune et Saint-Régis, toute la journée, notamment ceux des pompiers d’Akwesasne, de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et du Service de police mohawk d’Akwesasne, aidés de plaisanciers bénévoles.

Le secteur est situé à environ 130 kilomètres à l’ouest de Montréal, tout près de la frontière américaine et de l’Ontario.

Un hélicoptère de la Sûreté du Québec s’est aussi posé en milieu d’avant-midi avant de survoler une portion de l’île Jaune pendant de nombreuses minutes. À leur retour sur la rive, vers 11 h 30, les participants aux recherches semblaient avoir récupéré un petit corps, dissimulé sous une bâche blanche.

  • Les efforts de recherche ont été menés par la police et les pompiers d’Akwesasne, aidés de la Gendarmerie royale du Canada et la Sûreté du Québec.

    PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

    Les efforts de recherche ont été menés par la police et les pompiers d’Akwesasne, aidés de la Gendarmerie royale du Canada et la Sûreté du Québec.

  • Les recherches se sont poursuivies vendredi, après la découverte la veille de six corps.

    PHOTO CHRISTINNE MUSCHI, REUTERS

    Les recherches se sont poursuivies vendredi, après la découverte la veille de six corps.

  • Une des embarcations participant aux recherches vendredi

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    Une des embarcations participant aux recherches vendredi

  • Deux autres corps, dont un deuxième enfant, ont été retrouvés vendredi.

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    Deux autres corps, dont un deuxième enfant, ont été retrouvés vendredi.

  • Depuis janvier, le Service de police mohawk d’Akwesasne dit avoir traité 48 évènements au cours desquels des personnes tentaient de traverser illégalement la frontière canado-américaine en passant par la réserve.

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    Depuis janvier, le Service de police mohawk d’Akwesasne dit avoir traité 48 évènements au cours desquels des personnes tentaient de traverser illégalement la frontière canado-américaine en passant par la réserve.

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Les autorités ont finalement confirmé en fin de journée avoir trouvé deux corps supplémentaires. Il s’agit d’une femme d’origine indienne et d’un enfant dont les parents sont d’origine roumaine, qui avait un passeport canadien.

Plus tôt, Lee-Ann O’Brien, cheffe adjointe de la police locale, avait indiqué que les six premières victimes provenaient de deux familles, l’une roumaine et l’autre indienne. « Nous pensons que les victimes tentaient d’entrer illégalement aux États-Unis », avait-elle expliqué.

Au total, six adultes et deux enfants – ces derniers munis de passeports canadiens – ont donc péri dans le fleuve cette semaine. Il faudra toutefois attendre les résultats de l’autopsie et des analyses toxicologiques pour déterminer la cause des décès.

Les recherches avaient débuté jeudi après l’identification par un hélicoptère militaire d’un bateau renversé. Celui-ci appartient à Casey Oakes, un homme âgé de 30 ans et originaire d’Akwesasne, qui est porté disparu depuis mercredi. Il a été vu pour la dernière fois embarquant à bord d’un bateau bleu dans la partie est de l’île de Cornwall, en Ontario.

Les autorités ont sollicité l’aide de la population afin de localiser M. Oakes, mais, selon la police, rien ne permet pour le moment de relier cette disparition aux corps des huit migrants.

Une voie maritime fréquentée

Si les raisons qui poussent certains à vouloir quitter le Canada pour rejoindre les États-Unis ne sont pas connues, cette voie maritime, elle, est fréquentée.

Depuis janvier, le Service de police mohawk d’Akwesasne dit avoir traité 48 évènements au cours desquels 80 personnes tentant d’entrer aux États-Unis illégalement ont été interceptées. « Je ne peux pas dire que c’est en hausse. Notre communauté a l’habitude de ce genre d’incidents », a expliqué le chef du Service de police d’Akwesasne, Shawn Dulude, en conférence de presse.

La réserve d’Akwesasne se trouve à cheval sur la frontière canado-américaine, à la jonction du Québec et de l’Ontario. Des personnes qui arrivent en bateau peuvent facilement entrer aux États-Unis puisqu’il n’y a pas de poste-frontière en territoire mohawk.

En général, les migrants qui traversent sont attendus du côté américain d’Akwesasne par des chauffeurs qui les amènent ailleurs dans l’État de New York, a expliqué la chef adjointe du Service de police d’Akwesasne, Lee-Anne O’Brien. La surveillance a d’ailleurs été augmentée ces derniers temps.

En compagnie du Grand Chef du Conseil de bande d’Akwesasne, Abram Benedict, M. Dulude a aussi souligné que la communauté était utilisée par des membres du crime organisé pour des trafics de toutes sortes.

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Shawn Dulude, chef du Service de police mohawk d’Akwesasne

À cause de notre situation géographique, des gens utilisent notre communauté et exploitent des jeunes qui connaissent la rivière et qui se laissent embarquer pour faire de l’argent rapidement. Mais on peut voir qu’il y a un risque associé à ces activités.

Shawn Dulude, chef du Service de police mohawk d’Akwesasne

« Le trafic humain risque de se poursuivre dans un avenir rapproché, pour plusieurs raisons, et notre communauté va continuer à être exploitée, ce qui a des répercussions quotidiennes. Nous allons continuer de faire pression sur les gouvernements pour obtenir plus de ressources pour nous permettre de sécuriser notre communauté », a ajouté le Grand Chef.

Pas une surprise 

Wayne Green, dont la maison se trouve au bord de l’eau, près du lieu des recherches, n’est pas étonné de ce drame. « On voit régulièrement des gens se faire débarquer par des bateaux sur la rive, près de chez nous. Il y en a eu encore la semaine dernière chez mon voisin », a-t-il confié, en faisant remarquer que la température était particulièrement froide et venteuse jeudi, et qu’il neigeait. « Ce sont souvent des Afghans ou des Pakistanais. Certains contrebandiers transportent n’importe quoi pour faire de l’argent, que ce soit des armes, de la drogue ou des gens », selon lui.

À la fin du mois de janvier, la police mohawk d’Akwesasne avait d’ailleurs déjà reçu des plaintes concernant des « individus suspects » dans le village de Saint-Régis (Kana:takon).

Des agents s’étaient alors rendus sur place avant d’y localiser quatre personnes identifiées comme des « ressortissants étrangers », qui ont par la suite été transférées aux équipes d’Immigration Canada.

À ce moment, la police locale avait invité sa communauté à « être consciente de son environnement, en particulier ceux qui résident près d’un réseau fluvial ».

« Des personnes impliquées dans le passage de clandestins ont tenté d’utiliser les rives du Saint-Laurent dans les régions de Kana:takon et de Tsi Snaihne. Le trafic d’êtres humains est un crime ; non seulement cela pose de graves problèmes de santé et de sécurité pour la ou les personnes qui commettent l’acte, mais cela met en danger toute la communauté d’Akwesasne », avait alors averti le corps policier.

Qui plus est, au début du mois de mars, un passeur américain a écopé d’une peine de cinq ans de prison pour trafic d’êtres humains après avoir aidé des ressortissants indiens à traverser du Canada vers les États-Unis en passant par le Saint-Laurent, dans ce même secteur. En avril 2022, le bateau de ce passeur avait coulé alors qu’il se trouvait sur la rivière Saint-Laurent, un affluent du fleuve. Les ressortissants avaient dû être secourus par le service de police mohawk.

Tout cela survient en effet à peine sept jours après l’entente intervenue entre Ottawa et Washington pour fermer le passage du chemin Roxham, emprunté par des milliers de migrants pour entrer au Canada d’une manière irrégulière afin d’y demander l’asile.

Lisez « La prison pour un passeur américain ayant transité par le Québec »

Prudence et compassion du côté politique

« Bouleversant », « terrible » : les réactions politiques n’ont pas tardé, vendredi, au lendemain de la découverte des corps de migrants dans les eaux du Saint-Laurent, dans la réserve d’Akwesasne qui chevauche le Québec, l’Ontario et l’État de New York.

Trudeau reste prudent

PHOTO JOHN MORRIS, REUTERS

Le premier ministre Justin Trudeau s’est exprimé sur la tragédie lors d’un passage à Moncton, au Nouveau-Brunswick

Le fait que cette tragédie survient près d’une semaine après la fermeture des points de contrôle non officiels à la frontière entre le Canada et les États-Unis, y compris le chemin Roxham, n’a échappé à personne. En point de presse, le premier ministre Justin Trudeau n’a cependant pas voulu établir de lien direct entre le resserrement des mesures à la frontière et ce drame. « Il y a une enquête en cours, et je ne veux pas sauter sur les spéculations et les faits non confirmés qui circulent », a-t-il affirmé en point de presse à Moncton, au Nouveau-Brunswick, vendredi. « Il va falloir qu’on comprenne bien ce qui s’est passé pour pouvoir […] prendre les meilleures mesures pour protéger les gens vulnérables », a ajouté le premier ministre.

Legault et Bonnardel interpellés

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Le premier ministre du Québec, François Legault

Au Québec, le ministre de la Sécurité publique, François Bonnardel, a envoyé vendredi ses pensées à la communauté d’Akwesasne. « Il y a une enquête en cours, on attend toujours les détails. La [Sûreté du Québec] est en soutien. On suit la situation de près », a-t-il expliqué sans donner plus de détails. Le premier ministre François Legault a parlé d’un « drame horrible ». Les deux élus n’ont pas souhaité émettre d’autres commentaires, lorsqu’on les a appelés à le faire. Lors de la visite du président américain, Joe Biden, au Canada la semaine dernière, Ottawa et Washington ont annoncé une mise à jour de l’Entente sur les tiers pays sûrs ayant pour effet de colmater la brèche que représentait le chemin Roxham, emprunté par des milliers de migrants pour entrer au Canada de manière irrégulière afin d’y demander l’asile. Une situation que François Legault a qualifiée de « très belle victoire » pour le Québec.

« J’espère qu’on va enquêter »

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le nouveau député de Québec solidaire, Guillaume Cliche-Rivard

Le critique en matière d’immigration de Québec solidaire, Guillaume Cliche-Rivard, a de son côté parlé d’une « terrible nouvelle ». L’avocat spécialisé en immigration espère que les autorités s’intéresseront aux passeurs qui s’enrichissent en mettant la vie de personnes en danger. « On ne connaît pas exactement ce qui s’est passé, mais fort probablement que quelqu’un a organisé ce passage, fort probablement que quelqu’un s’est enrichi, et évidemment, ce n’était pas sécuritaire. Ce sont de choses sur lesquelles j’espère qu’on va enquêter pour que les passeurs soient amenés devant la justice », a-t-il dit en entrevue. « Si on ne permet pas aux gens de passer par des postes frontaliers réguliers, ils vont continuer de traverser les frontières par des chemins toujours plus dangereux. Ces drames humains peuvent être évités », a-t-il également soulevé sur son compte Twitter.

Une responsabilité à assumer

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le chef du Parti québécois, Paul St-Pierre Plamondon

Le chef péquiste Paul St-Pierre Plamondon, de son côté, parle d’un « drame humain bouleversant ». Il a souligné que « l’information dont on dispose est limitée », mais que « les gouvernements ont une responsabilité vis-à-vis des gens qui, clairement, mettent leur vie en danger, et perdent leur vie dans des circonstances qu’on ne peut pas accepter comme société. » La libérale Virginie Dufour a déploré une « situation épouvantable ». « C’est vraiment un drame incommensurable qu’on ne voudrait pas avoir à commenter », a-t-elle dit, évitant toutefois, comme Justin Trudeau, d’établir un lien possible avec la fermeture du chemin Roxham. « Cette tragédie est d’une tristesse inouïe. […] Personne ne devrait vivre une telle épreuve », a de son côté fait valoir la mairesse de Montréal, Valérie Plante.

Avec la collaboration de Charles Lecavalier, La Presse

D’autres récents évènements dramatiques

La mort de plusieurs migrants, jeudi dans les eaux du Saint-Laurent à la hauteur de la réserve d’Akwesasne, rappelle que de nombreuses personnes mettent leur vie en péril pour traverser la frontière. Survol de quelques évènements tragiques survenus dans l’histoire récente.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Panneau des services frontaliers installé près de la douane de Stanstead, en Estrie

19 février 2023 : José Leos Cervantes, un Mexicain installé à Toronto, est retrouvé dans un état critique au Vermont près d’un poste frontalier, alors qu’il tentait d’entrer aux États-Unis par la municipalité de Stanstead, en Estrie. Selon les informations rendues publiques, il se serait effondré après avoir été repéré par des patrouilleurs américains non loin de la frontière canado-américaine. Son décès a ensuite été constaté en centre hospitalier. Deux autres personnes auraient accompagné le migrant alors qu’il tentait de franchir la frontière, mais elles sont parvenues à prendre la fuite.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Le poste frontalier de Potton, en Estrie

30 janvier 2023 : Un migrant frôle la mort en voulant traverser la frontière américaine à Potton. Il tentait de se rendre aux États-Unis à partir de l’Estrie. Selon la Gendarmerie royale du Canada (GRC), c’est sa famille qui a contacté les autorités en pleine nuit pour signaler sa disparition.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Opération de recherche de la Sûreté du Québec près du chemin Roxham après la découverte du corps de Fritznel Richard, en janvier 2023

4 janvier 2023 : Le corps de Fritznel Richard, un homme d’origine haïtienne de 44 ans, est retrouvé près de la frontière canado-américaine. L’homme avait tenté de franchir la frontière en direction des États-Unis, le 23 décembre, au moment où la Montérégie, comme tout le sud du Québec, était frappée par une tempête hivernale. Il tentait initialement de rejoindre sa femme et son enfant, préalablement retournés aux États-Unis, après environ un an passé au Québec. Sa mort par hypothermie a été confirmée par les autorités.

PHOTO AARON VINCENT ELKAIM, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Autoroute d’Emerson, au Manitoba, près de la frontière

19 janvier 2022 : Les corps de quatre migrants d’origine indienne, les parents et les deux enfants de la famille Patel, sont retrouvés près de la frontière canado-américaine au Manitoba. Les quatre corps sont découverts au Canada, à une dizaine de mètres de la frontière seulement, non loin d’Emerson. Là encore, les victimes seraient mortes de froid, selon les autopsies qui ont été pratiquées.

PHOTO GUILLERMO ARIAS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Veillée à la mémoire des migrants morts dans l’incendie d’un centre de détention, à Ciudad Juárez, cette semaine.

28 mars 2023 : Trente-neuf migrants meurent et 27 autres sont blessés dans l’incendie d’un centre de détention à Ciudad Juárez dans le nord du Mexique, à la frontière des États-Unis. À la suite du drame, les Nations unies plaident pour des voies de migration plus « sûres » vers les États-Unis, et l’ambassadeur des États-Unis à Mexico insiste pour « réparer un système migratoire cassé ».

29 octobre 2022 : Au moins cinq personnes, dont un enfant, trouvent la mort lorsqu’un bateau à moteur transportant des migrants vers la Floride entre en collision avec un navire des garde-côtes cubains, rapportent les autorités de Cuba. Dix-huit personnes sont secourues à la suite de la collision qui se produit dans les eaux au nord de Bahia Honda, à l’ouest de Cuba.