Le drame de la place D’Youville a fait connaître au grand public Émile Benamor, le propriétaire controversé de l’immeuble incendié. Tour à tour actionnaire d’un marché aux puces, avocat hyperactif au Tribunal de la jeunesse et représentant de poids lourds du crime organisé, l’homme a écrasé de nombreux orteils au fil de sa carrière. Son fonds de retraite : un empire immobilier qui inclut une auberge de jeunesse, des commerces, des résidences de luxe, de nombreux immeubles dont les logements sont proposés sur Airbnb et un immeuble où l’argent tombe littéralement du ciel.

En juin 2020, à la faveur d’une intervention d’urgence, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a récupéré un sac contenant presque 200 000 $ en argent liquide, dissimulé dans le local de service d’un petit immeuble de Côte-des-Neiges acquis par l’avocat trois ans plus tôt. Le petit débarras était inaccessible aux locataires.

« Ce montant-là n’a jamais été relié à qui ce que soit », a expliqué MAlexandre Bergevin, l’avocat d’Émile Benamor, qui affirme que son client n’était absolument pas au courant de l’existence de ce magot dissimulé. Toutefois, étant donné qu’il a été trouvé dans son immeuble, « ce montant-là devrait lui être retourné ». « Ce n’est pas l’argent de M. Benamor, mais cet argent-là a été trouvé dans l’un de ses immeubles », a-t-il continué.

Ce n’était pas la première fois dans le parcours de MBenamor que la provenance d’importantes sommes d’argent suscitait des questions. En 2021, la Cour du Québec l’a condamné à une amende de 136 000 $ pour évasion fiscale, après une reconnaissance de culpabilité. Il avait omis de déclarer près de 470 000 $ reçus dans un compte bancaire personnel et provenant d’un mystérieux « stratagème frauduleux ». « La preuve de l’Agence du revenu du Canada ne démontre pas que lors de l’encaissement des traites, M. Benamor avait connaissance que l’origine des fonds provenait d’un tel stratagème », précise l’agence fédérale. Son avocat souligne qu’il s’agit du seul problème que le fisc a trouvé malgré une enquête de trois ans dans ses comptes.

Depuis cette condamnation, son droit de pratique est limité : il ne peut plus faire de droit fiscal. Et il ne peut plus accueillir de stagiaires du Barreau du Québec, a confirmé l’organisation par courriel, jeudi.

« Un fonds de retraite »

« Moi, je commence ma journée à 6 h 30 dans mes immeubles, parce que j’en ai une quinzaine à vérifier », a déclaré Émile Benamor en décembre dernier, devant la cour municipale de Montréal, ajoutant avoir largement délaissé la pratique du droit. Les pompiers de Montréal lui reprochaient le mauvais état d’un escalier de secours. Il a été acquitté.

Aujourd’hui, l’homme de 60 ans est à la tête d’un petit empire immobilier constitué d’une vingtaine de propriétés, concentrées dans le Vieux-Montréal et dans l’ouest de l’île. Ensemble, elles sont évaluées à 27 millions par la Ville. « Comme tant d’autres, il a acheté des immeubles. C’est un travailleur autonome, alors il n’a pas de fonds de pension », a continué Me Alexandre Bergevin, l’avocat d’Émile Benamor. « Il a pensé à se constituer un fonds de retraite, ça tombe sous le sens. »

PHOTO ULYSSE LEMERISE, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Bureau de Benamor Avocats, en 2012

La propriété la plus onéreuse : un manoir à Dorval, directement sur le bord du Saint-Laurent, qui frôle les 4 millions selon l’évaluation municipale. Au tournant des années 2010, MBenamor était connu parmi les criminalistes de Montréal pour les grandes fêtes qu’il y organisait (les Emile’s Mansion Parties), parfois commanditées par une marque de boissons énergétiques. « Sécurité à l’entrée. Pas de drogue », avertissait l’avocat sur une invitation, récupérée sur un site d’archivage virtuel.

Les photos débordantes de soleil, de corps sculptés et de cigares faisaient aussitôt le tour du palais de justice. La personnalité clivante de MBenamor aussi faisait jaser, reconnaît MBergevin.

Une personnalité caustique

« C’est vrai qu’Émile a un tempérament un peu méditerranéen. C’est vrai qu’il a le sang chaud un peu. Mais vous allez trouver autant de personnes qui l’adorent que de monde qui le déteste », a assuré son avocat. Il a ajouté que son client est impliqué en philanthropie, qu’il « aide au quotidien des organismes, je pourrais vous fournir une liste ». « C’est le genre de personne qui va se présenter pour toi, si tu es son ami et que tu es dans le trouble. C’est de plus en plus rare dans le monde dans lequel on vit. »

Cette personnalité semble toutefois lui avoir attiré des ennuis. Une ancienne locataire, qui a habité un des immeubles avant la pandémie et qui a requis l’anonymat par crainte de représailles, affirme que M. Benamor faisait régulièrement la tournée de ses appartements, souvent tôt le matin. Il cognait occasionnellement aux portes de façon insistante pour pouvoir entrer et inspecter les lieux.

En octobre 2019, un couple qui louait un de ses appartements de la rue Viger a déposé une plainte pour harcèlement contre M. Benamor au Tribunal administratif du logement (TAL), réclamant 2000 $ en dommages punitifs. Le couple se plaignait d’être la cible de « menaces constantes » d’être évincé, que les serrures soient changées, que l’eau et l’électricité soient coupées et que le nombre de visiteurs soit limité par le propriétaire.

« Nous nous faisons menacer, intimider, harceler et nous ne sommes pas d’accord », ont indiqué les deux plaignants dans le formulaire de demande déposé au TAL. Le couple, qui n’a pas répondu à nos demandes d’entrevue, s’est toutefois désisté du recours en mars 2020.

Buster Freum, un ancien locataire qui a habité l’immeuble incendié sur la place D’Youville en 2015 puis à nouveau en 2020, affirme avoir été en conflit avec son propriétaire au sujet de l’état de ce qu’il appelle un « bâtiment absolument horrible ».

« Émile a toujours été abusif et radin », estime M. Freum. Il s’était plaint à la Régie du bâtiment, qui a toutefois estimé ne pas être habilité à étudier la requête.

Des immeubles moins chics

En plus du manoir de Dorval, le parc immobilier d’Émile Benamor compte aussi deux condos au 1000, rue de la Commune, un immeuble de luxe du Vieux-Montréal avec vue sur l’eau. L’avocat a ses habitudes dans les restaurants des environs, notamment au chic Muscadin, rue Saint-Vincent, où il a son rond de serviette.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Le 1000, rue de la Commune

La plupart de ses autres propriétés sont autrement moins prestigieuses. Le mois dernier, la Ville de Westmount a traîné l’avocat devant la justice pour avoir tenu une maison de chambres illégale sur la rue Saint-Antoine Ouest, dans des conditions sanitaires « de nature à mettre à risque la santé et la sécurité des occupants ». Une « forte odeur d’excréments » flottait dans le bâtiment au passage de l’inspecteur municipal, qui a constaté un refoulement d’égout persistant. Les procédures sont toujours en cours.

Dans l’immeuble sinistré de la place D’Youville, les autorités tentent de déterminer si MBenamor a mis la vie de ses locataires ou sous-locataires en danger. Des survivants de la tragédie ont indiqué n’avoir jamais entendu d’alarme incendie et ont révélé l’existence d’au moins une chambre sans fenêtre.

PHOTO YVES TREMBLAY, LES YEUX DU CIEL, COLLABORATION SPÉCIALE

Vue aérienne de l’immeuble de la place D’Youville ravagé par un incendie le 16 mars dernier

Ils tenteront aussi de faire la lumière sur ses liens avec les locataires qui offraient certains des logements du bâtiment de la place D’Youville sur Airbnb. MBenamor assure – par l’entremise de son avocat – qu’il tentait de les mettre au pas.

Or, ce cas est loin d’être unique. Entre 2018 et 2020, M. Benamor a loué plus d’une dizaine de ses appartements patrimoniaux du Vieux-Montréal aux deux mêmes locataires, selon des baux consultés par La Presse. Ces deux personnes, qui n’ont pas voulu nous accorder d’entrevue, sous-louaient ensuite les appartements sur Airbnb, selon nos informations.

Son avocat, MBergevin, souligne que la signature de nombreux baux avec une même personne ne signifie pas automatiquement que les appartements finiront sur Airbnb. La sous-location est parfaitement légale, a-t-il fait valoir.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Le 402, rue Notre-Dame Est, qui abrite une auberge de jeunesse

Un autre des immeubles de M. Benamor, situé sur la rue Notre-Dame, dans le Vieux-Montréal, est exploité depuis quelques mois par une auberge de jeunesse. Lors d’une visite cette semaine, La Presse a pu constater qu’au moins une chambre offerte en location n’avait aucune fenêtre donnant sur l’extérieur.

Sur Booking.com, deux visiteurs qui ont loué la chambre s’en sont plaints dans des commentaires laissés sur le site. « Je considère que c’est un risque en cas d’incendie. Ce serait impossible d’être secouru de l’extérieur si un feu se déclarait à l’intérieur de l’immeuble », s’est plaint un des voyageurs, avec deux photos à l’appui. MBergevin fait valoir que ces commentaires concernent l’exploitant de l’auberge et pas le propriétaire de l’immeuble : « La Ville a donné le permis ! Tout est conforme ! »

Le roi du Tribunal de la jeunesse

Il y a quelques années encore, c’est comme avocat plutôt que comme propriétaire immobilier qu’Émile Benamor était surtout connu. Après des études à l’Université de Sherbrooke, il a accédé au Barreau en 1987.

L’avocat a commencé sa carrière dans les corridors du grand palais de justice de la rue Notre-Dame, mais a rapidement monté vers le nord, au Tribunal de la jeunesse, coin Bellechasse et Saint-Denis. Pendant des années, il a fait partie des avocats qui y avaient une « chasse gardée », reconnaît Alexandre Bergevin.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Siège du Tribunal de la jeunesse, à Montréal

MBenamor et ses employés régnaient sur les corridors du bâtiment, menant un volume de dossiers très élevé. Selon nos informations, un juge a même porté plainte au Barreau contre l’avocat parce qu’il estimait que l’énorme quantité de dossiers qu’il assumait ne pouvait pas lui permettre d’offrir une défense adéquate à ses clients.

« Il arrivait le matin et il avait les dossiers avant les autres », a relaté l’avocat à la retraite Jean-Jacques Gagnon, chargé de faire enquête sur l’avocat pour le syndic du Barreau du Québec. « Il était occupé, ça n’avait pas de bon sens. Je me rappelle même, il se faisait engueuler, car il était dans la salle 1, il avait aussi des dossiers dans les salles 2 et 3. »

« Il en prenait, en prenait, en prenait, des dossiers, et il convainquait ses clients de plaider coupable. Ou bien [il faisait] des ententes, qui n’étaient pas correctes pour les clients », a continué M. Gagnon, qui a ajouté que le système de distribution de certains dossiers avait été modifié à la suite de son travail. MBenamor n’a jamais fait face à des procédures disciplinaires.

En 2006 puis en 2013, la Cour d’appel a toutefois accepté d’invalider les reconnaissances de culpabilité de jeunes clients de MBenamor. Dans le dossier le plus récent, la justice a reconnu l’existence de « pressions indues » envers les mineurs qui se plaignaient d’avoir été forcés par MBenamor de plaider coupable. Il fallait « répondre oui à toutes les questions afin d’éviter que la juge se fâche », a rapporté l’un des jeunes.

« C’est assez isolé dans un parcours de 40 ans. Ça peut arriver à n’importe quel avocat, surtout dans une pratique à volume », a fait valoir l’avocat de MBenamor. La pratique à volume constituait une décision d’affaires, a-t-il ajouté : « Ce n’est pas MBenamor qui a inventé le modèle. C’est un modèle qui existait et qui existe encore. »

Marché aux puces et prêts privés

En parallèle, MBenamor menait de front d’autres activités, liées au droit ou pas. Il a été actionnaire du Marché aux puces Métropolitain. Il a incorporé une entreprise de prêt avec un associé. En 2011, il a fait des prêts privés de 300 000 $ et de 200 000 $ à des firmes d’investissement, selon un document judiciaire qu’il a déposé pour répondre à une poursuite.

Certains de ses clients, qui étaient nombreux à vouloir exploiter une entreprise légale en parallèle avec leurs activités criminelles, ont commencé à « élire domicile » à son bureau afin que leur correspondance d’affaires y soit acheminée : la firme de remorquage d’un trafiquant d’héroïne turc, l’entreprise de camionnage d’un mafieux italien, le lave-auto d’un criminel lié au gang Wolf Pack de Québec, le tailleur d’un chef du crime organisé libanais.

Il s’agissait d’une simple formalité pour s’assurer que les formulaires de renouvellement du Registraire des entreprises atterrissent sur le bon bureau, a fait valoir MAlexandre Bergevin. « Tout ça a tellement changé. Maintenant, ce serait difficile de trouver des avocats qui font ça, mais dans le temps, c’était pratique commune. Même les grands bureaux faisaient ça, a-t-il plaidé. Ça ne dit pas grand-chose, franchement. »

Pendant ce temps, Émile Benamor constituait son empire immobilier, achetant beaucoup et investissant le moins possible. Il est de « l’ancienne école, ça veut dire que tu essaies de minimiser les dépenses reliées à l’entretien de ton immeuble », a décrit MAlexandre Bergevin. Est-ce que sa carrière de gestionnaire immobilier causera la perte de l’avocat Benamor ?