Mathis Filion, 18 ans, est mort le 11 mars dernier lorsque le véhicule dans lequel il se trouvait a été happé de plein fouet par un conducteur ivre sur l’autoroute 20. Ses parents estiment que le Québec doit en faire davantage pour combattre l’alcool au volant. La province est la seule du Canada à ne pas imposer de sanctions administratives dès que l’alcoolémie des conducteurs atteint 0,05, et ce, même si la conduite peut être affectée dès ce seuil. Est-il temps d’agir ?

Pour que Mathis ne soit pas oublié

Mathis Filion avait la vie devant lui. Il étudiait au cégep de Saint-Hyacinthe et voulait devenir professeur d’éducation physique. Il adorait le sport. Il jouait au hockey depuis l’âge de 4 ans. Il s’entraînait cinq jours par semaine au gym et était un élève talentueux.

« Mathis était tellement aimé. […] C’était le genre de garçon que toutes les mères veulent avoir », affirme sa mère, Catherine Corriveau, sans pouvoir retenir ses pleurs. « C’était un bon vivant qui allait au bout de ses rêves », ajoute son père, Sébastien Filion.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK DE MATHIS FILION

Mathis Filion est mort le 11 mars dernier après que le véhicule dans lequel il se trouvait a été percuté par un conducteur ivre.

Le 11 mars dernier, Mathis a perdu la vie après qu’un conducteur ivre qui roulait à sens inverse sur l’autoroute 20 eut percuté de plein fouet le véhicule dans lequel le jeune homme se trouvait avec quatre amis. Ils revenaient tous de s’entraîner. Seul Mathis est mort dans la collision.

Encore submergés par la douleur, les parents de Mathis ont un souhait : que leur fils ne soit pas oublié. Et que les gens tirent des leçons : « pour ne pas que ça se reproduise ». Selon Mme Corriveau, « le dossier de l’alcool au volant est loin d’être réglé au Québec ».

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Jessica Rivera, fille d’Antoine Bittar et d’Élizabeth Rivera, a perdu la vie dans un accident impliquant un conducteur en état d’ébriété en 2017.

Antoine Bittar et Élizabeth Rivera ont aussi perdu leur fille Jessica dans un accident impliquant un conducteur en état d’ébriété en 2017. Depuis, ils militent pour améliorer le bilan des décès liés à l’alcool au volant au Québec, qui est responsable d’une cinquantaine de morts chaque année et de plus de 220 blessés. L’une de leurs principales demandes : l’imposition de sanctions administratives pour tous les conducteurs présentant une alcoolémie de 0,05 ou plus.

On est la seule province qui ne le fait pas. C’est aberrant... pour sauver des vies […]. Comme victime, on a beaucoup de rage et de douleur.

Antoine Bittar, père de Jessica Rivera, morte dans un accident impliquant un conducteur en état d’ébriété

L’exception Québec

Le Québec est la seule province canadienne à ne pas imposer ce genre de sanctions. Pourtant, instaurer cette mesure pourrait améliorer le bilan routier, démontrent la situation de provinces canadiennes et la littérature scientifique.

« Sur les sanctions administratives à 0,05 au Québec, c’est simple : on est des idiots », tranche Marco Harrison, directeur Sécurité routière et à la Fondation CAA-Québec. « Le 0,08 ne tient plus la route », ajoute l’avocate Marianne Dessureault, responsable des affaires juridiques à l’Association pour la santé publique du Québec.

Au Canada, il est criminel de conduire avec un taux dépassant 80 mg d’alcool par 100 ml de sang (0,08). Le gouvernement fédéral a le pouvoir de modifier le Code criminel et d’imposer ce seuil. En revanche, les provinces peuvent modifier leurs codes de sécurité routière respectifs pour imposer des sanctions administratives en deçà du seuil de 0,08. Au cours des dernières années, toutes les provinces canadiennes ont adopté cette approche, sauf le Québec. À l’échelle internationale, le Québec est aussi l’un des États où le taux d’alcool permis au volant est le plus élevé.

La « fourchette d’avertissement »

Les sanctions administratives visent notamment les conducteurs dont le taux d’alcool se situe dans la « fourchette d’avertissement », soit entre 0,05 et 0,08. L’objectif n’est pas de déclarer criminels plus d’individus conduisant sous l’influence de l’alcool, mais bien de « jouer sur les perceptions et les normes », affirme Mme Dessureault. Elle cite en exemple l’interdiction pour les jeunes conducteurs de conduire après avoir bu au Québec. « On voit qu’il y a de moins en moins de pression sociale sur les jeunes qui décident de ne pas boire », dit-elle.

« De nombreuses études ont démontré que quand on abaisse le taux d’alcool permis, on influence l’ensemble des conducteurs », ajoute Étienne Blais, professeur de criminologie à l’Université de Montréal.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Marco Harrison, directeur Sécurité routière et à la Fondation CAA-Québec

Le risque de se faire prendre fait que tu te comportes mieux.

Marco Harrison, directeur Sécurité routière et à la Fondation CAA-Québec

Agente en évaluation et reconnaissance des drogues au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), Catherine Feltrin indique que plusieurs conducteurs ont faussement l’impression au Québec qu’« avant 0,08, tu es correct pour conduire ». Or plusieurs études, de même qu’une expérience non scientifique de La Presse (voir autre texte), tendent à démontrer que l’alcool perturbe la conduite, même sous le seuil de 0,08.

Le risque qu’un conducteur soit impliqué sans une collision mortelle est :

• multiplié par 1,7 chez ceux avec un taux d’alcool entre 0,02 et 0,05

• multiplié par 4 chez ceux avec un taux d’alcool entre 0,05 et 0,08

• multiplié par 23,9 chez ceux avec un taux d’alcool entre 0,08 et 1,50

Source : INSPQ, 2017

Quelles sanctions ?

En Colombie-Britannique, des sanctions administratives sont imposées depuis septembre 2010 pour les conducteurs présentant une alcoolémie de 0,05 ou plus. Cette décision a été prise après la mort tragique de la jeune Alexa Middelaer, au printemps 2008. La fillette de 4 ans se trouvait en bordure d’une route et était en train de nourrir son cheval préféré quand elle a été happée mortellement par une conductrice ivre.

Dans une analyse réalisée en 2019, le gouvernement de Colombie-Britannique a affirmé que sa politique a permis de sauver 522 vies depuis son adoption et de réduire le nombre de morts liées à l’alcool de 50 %.

En Ontario, des sanctions administratives sont imposées depuis mai 2009. Les sanctions augmentent en cas de récidive et vont de la suspension temporaire du permis à l’installation obligatoire d’un éthylomètre dans le véhicule. Jusqu’à maintenant, les mesures portent leurs fruits, selon Simi Ikotun, porte-parole du ministère des Transports ontarien. « Les sanctions de la fourchette d’avertissement ont permis de réduire […] de 17 % le nombre mensuel de blessures et de décès dus à des collisions liées à l’alcool », indique-t-il.

Des projets abandonnés

L’idée d’introduire des sanctions administratives au Québec a été maintes fois débattue ces dernières années, dont la dernière fois en 2017, mais la mesure n’a jamais été adoptée. Le Code de la sécurité routière a été revu en 2022, mais l’imposition de sanctions dès un taux d’alcool de 0,05 n’a pas été étudiée.

Dans un mémoire déposé en 2017, l’Institut national de santé publique du Québec notait pourtant que « les gains en matière de lutte contre l’alcool au volant semblent stagner au Québec depuis plusieurs années ». L’organisme écrivait que le Québec devrait « réduire la limite d’alcool pour la conduite automobile de 80 mg à 50 mg/100 ml » et soulignait que d’autres États « ont un bilan routier meilleur que celui du Québec ».

M. Harrisson croit que si les sanctions administratives n’ont pas encore été appliquées au Québec, c’est notamment pour une question d’« acceptabilité sociale ».

À l’Union des tenanciers de bars du Québec (UTBQ), on s’oppose toujours à l’imposition de sanctions dès 0,05, affirme le président de l’organisme, Peter Sergakis. « Nous, on prétend que les accidents graves sont surtout causés par les personnes avec un taux d’alcool de 0,08 et plus », dit-il.

Dans un mémoire déposé en 2010 et toujours d’actualité, selon M. Sergakis, l’UTBQ estimait que l’imposition de sanctions administratives dès 0,05 aurait « un impact dommageable pour les tenanciers des bars du Québec », ce qui provoquerait « une multitude de pertes d’emplois », et que l’État choisirait « la mauvaise cible en s’attaquant aux conducteurs qui consomment de l’alcool de façon modérée ».

Directrice générale d’Éduc’alcool, organisme indépendant du gouvernement et financé par l’industrie de l’alcool, Geneviève Desautels n’est « pas contre le 0,05 », mais elle plaide aussi pour « plus de mesures sociales de raccompagnement » et pour « plus de barrages policiers ».

La question du 0,05 doit être regardée dans un aspect global de mesures pour ne pas encore une fois mettre la faute ou la responsabilité sur la personne qui doit prendre soin de sa consommation responsable.

Geneviève Desautels, directrice générale d’Éduc’alcool

Pour M. Blais, « scientifiquement, il n’y a pas beaucoup d’arguments contre les sanctions à 0,05 ». « Ce sont plus des arguments idéologiques ou anecdotiques. » Responsable régionale des services aux victimes pour l’organisme Les mères contre l’alcool au volant, Marie-Claude Morin affirme que le 0,05 « n’est pas une panacée » et ne résoudra pas du jour au lendemain le dossier de l’alcool au volant. « Mais dans les provinces où on impose ces sanctions, ça fonctionne et ça a un impact sur les routes. Il y a juste au Québec où ça n’aboutit pas. »

L’analyse se poursuit

Questionné pour savoir pourquoi Québec ne va pas de l’avant avec les sanctions administratives à 0,05, le ministère des Transports et le ministère de la Justice ont dirigé les questions de La Presse vers la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ). « Cette question est discutée depuis longtemps parmi les instances intéressées à la sécurité routière. La Société poursuit son analyse en lien avec une telle mesure en raison de son impact potentiellement positif sur le bilan routier », dit la porte-parole de la SAAQ, Geneviève Côté.

Le tiers des morts sur route, tout comme plus de 220 blessés par année, sont attribuables à l’alcool au Québec. « En indemnités et coûts sociaux, ça coûte 400 millions par année au Québec. Sans compter toutes ces vies humaines brisées », dit Mme Dessureault. « On parle souvent de violence armée et on s’inquiète des décès. Mais dans les faits, l’alcool au volant fait beaucoup plus de victimes », conclut M. Blais. « S’il n’en tenait qu’à moi, le taux serait à 0 % », ajoute Sébastien Filion.

Dangereux, conduire à 0,05 ?

Les deux mains bien placées sur le volant, notre collègue Éliane Gosselin met en marche le simulateur de conduite et roule virtuellement sur un pont. Elle doit effectuer à intervalles réguliers des changements de voie.

Au bout de quelques minutes, en déplaçant son véhicule dans la voie de gauche, la conductrice dévie légèrement de son chemin et heurte le garde-corps du pont. « Oups ! J’ai rien vu ! », lance-t-elle.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Éliane Gosselin a accepté de se soumettre à un test de conduite avec les facultés affaiblies sous le supervision de CAA-Québec et du SPVM.

À ce moment, Éliane a un taux d’alcool dans le sang d’environ 0,07. La jeune femme, journaliste à La Presse, s’est soumise pour nous à un test de conduite avec les facultés affaiblies sous la supervision de CAA-Québec et du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).

Après avoir testé le simulateur sans alcool dans le sang, Éliane a bu à intervalles réguliers des vodkas jus d’orange. Elle a testé le simulateur à 0,03, sans impact notable sur sa conduite. À 0,05, Daniel Fortier, formateur chez CAA-Québec, a noté de légers effets. Comme une vitesse de conduite un peu plus élevée. Une maîtrise un peu moins bonne du volant et une conduite plus saccadée.

Alors que son taux d’alcool atteint environ 0,07, Éliane se soumet à un test de capacités avec l’agente en évaluation et reconnaissance des drogues au SPVM Catherine Feltrin. Éliane se sent en confiance en faisant la fameuse marche sur une ligne droite. Mis à part un léger tremblement lorsqu’on lui demande de tenir son équilibre, un œil non expert peut croire qu’elle a toutes ses capacités. Rien de plus faux, dira l’agente Feltrin. « Tu as tout fait très lentement. Si tu conduisais, ton temps de réaction serait plus lent. Si un enfant sortait d’une entrée de garage, aurais-tu le temps de réagir ? », demande-t-elle.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Avant de s’asseoir au simulateur, Éliane s’attend à ce que l’impact de son taux d’alcool de 0,07 sur sa conduite soit minime. Mais à peine l’appareil en marche, M. Fortier constate rapidement que la conduite d’Éliane est beaucoup moins stable qu’au départ. Elle louvoie. Particulièrement lorsqu’elle regarde dans ses angles morts.

Selon différentes études, les effets constatés sur la conduite de la jeune femme n’ont rien d’étonnant. Dans un rapport publié en 2017, l’Institut national de santé publique du Québec notait que « les conducteurs performent moins bien aux différentes tâches requises pour la conduite à des taux d’alcoolémie aussi bas que 50 mg/100 ml ». Les conducteurs ont « plus de difficulté à demeurer au centre de la voie, à maintenir une distance intervéhiculaire sécuritaire et à repérer des stimuli dans l’environnement routier ».

Un outil de plus

Directeur Sécurité routière à la Fondation CAA-Québec, Marco Harrisson explique que la grande majorité des gens épinglés pour conduite avec les capacités affaiblies ne sont pas des récidivistes. En Ontario, 87 % des conducteurs impliqués dans une collision qui se font prendre avec les facultés affaiblies par l’alcool en sont à leur première infraction. « Et pour eux, l’aspect dissuasif des sanctions administratives à 0,05 est grand », dit-il.

Selon l’agente Catherine Feltrin, les sanctions administratives pourraient être une corde de plus à l’arc des policiers pour agir avec les conducteurs ivres. Actuellement, un conducteur avec un taux d’alcool de moins de 0,08 peut se faire arrêter pour conduite avec facultés affaiblies. Mais le policier doit récolter des preuves. Il peut aussi s’écouler des mois avant qu’une sanction ne soit appliquée après une démarche judiciaire. Les sanctions administratives, quant à elles, s’appliquent sur-le-champ, note M. Harrisson.

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Éliane se soumet à un test de ses capacités alors que son taux atteint environ 0,07.

L’avocate Roxane Hamelin qui défend des clients dans des dossiers de conduite avec facultés affaiblies dit douter de l’aspect dissuasif des sanctions administratives à 0,05. Elle croit aussi que ces sanctions qui vont « contre les droits d’un individu » pourraient ouvrir la porte à des contestations judiciaires. Seuls les tests effectués dans les postes de police sur des éthylomètres peuvent être utilisés comme preuve à la cour, alors que les sanctions administratives seraient basées sur les résultats des appareils de détection d’alcool obtenus lors de tests effectués en bordure de route par des policiers.

Marie-Claude Morin, de l’organisme Les mères contre l’alcool au volant, note que les sanctions administratives à 0,05 ont été contestées quand elles ont été imposées dans d’autres provinces. « Mais elles sont restées. Il ne faut pas oublier que ces sanctions ne donnent pas de casier criminel. Ce sont des mesures “emmerdantes” pour le conducteur, qui l’amènent à être plus prudent », dit-elle.