« On a l’intime sentiment que tout tient avec du duct tape. Ça prend au moins un miracle par jour pour réussir à fonctionner. » C’est l’implacable diagnostic du système judiciaire que fait Marie-Anne Paquette, nouvelle juge en chef de la Cour supérieure du Québec, dans sa première grande entrevue. Pendant que des procès sont régulièrement reportés par manque de juges, Ottawa tarde à pourvoir les 12 postes vacants et à créer la dizaine de nouveaux postes réclamés par la juge en chef.

Son immense bureau trône au sommet du palais de justice de Montréal. La vue sur le Vieux-Port y est imprenable. La juge en chef s’excuse d’emblée pour ses étagères toujours vides, où elle expose fièrement le portrait de ses trois filles. C’est que la nouvelle patronne de la Cour supérieure avait d’autres priorités depuis son entrée en poste en juin dernier : moderniser la justice et la magistrature. Un défi titanesque qui n’effraie pas cette femme élevée sur une ferme, et que rien ne destinait au droit.

La juge en chef brosse un portrait sombre, mais lucide de notre système judiciaire actuel, qui tient grâce à des « miracles » quotidiens et où la « futurologie » règne en l’absence de données fiables. « On veut améliorer les délais, mais on est obligés de faire des choses à l’aveugle. Il nous manque tellement de données sur l’activité judiciaire ! », s’exaspère la juge en chef.

Mais surtout, elle décrit un système qui ne respecte pas ses promesses envers la population. En juin dernier, un procès sur quatre au civil a dû être remis pour « encombrement » à la Cour supérieure, car plusieurs procès étaient fixés au même moment.

« C’est dramatique », lâche la juge en chef, en se montrant empathique envers ces citoyens qui n’ont « pas dormi de la nuit » et qui ont « investi un temps fou » dans leur dossier. « On leur fait faux bond », se désole-t-elle. Le taux d’encombrement est ensuite descendu à 7 %, puis à 4,7 % pendant l’automne. Mais pour la juge en chef, ce n’est pas une « amélioration » : le seul taux « acceptable » est de 0 %.

« On ne peut pas faire ça à la population ! », s’exclame-t-elle.

La cause « directe » est le retard d’Ottawa pour pourvoir les 12 postes de juges vacants à la Cour supérieure, explique Marie-Anne Paquette. Diplomate, elle s’abstient de critiquer Ottawa et assure que le fédéral met « les bouchées doubles » pour « corriger » la situation.

En plus des 12 postes vacants, la juge en chef demande au gouvernement Trudeau de créer 9 nouveaux postes pour « bien servir la population ». Une demande déjà approuvée « intégralement » par Québec, se réjouit-elle. La balle est maintenant dans le camp d’Ottawa.

« Bris de service »

Avec un déficit de 21 juges, les impacts sont réels pour le public. Dans un district en périphérie de Montréal, aucun juge n’a pu se libérer pour siéger les deux seules journées prévues dans le mois, illustre Marie-Anne Paquette.

La Cour supérieure a relevé pas moins de 29 « bris de service » pour manque de juge en septembre et octobre derniers, et 13 en raison du manque de personnel ou d’un dossier incomplet. La situation est certainement pire puisque ces données sont « imparfaites », nuance la juge en chef.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

La juge en chef de la Cour supérieure du Québec, Marie-Anne Paquette, déplore notamment l’absence de données fiables sur le système judiciaire.

« Ça n’a pas lieu d’être ! Il y a n’a pas de taux acceptable de bris de service », insiste-t-elle, en montrant du doigt les salaires non compétitifs des employés du greffe et du soutien à la magistrature. Les adjointes des juges quittent ainsi la Cour supérieure pour travailler à la cour municipale ou au privé. Résultat : le tiers des magistrats n’a pas l’aide requise.

Un problème qui pèse lourd sur les épaules des juges, obligés de se consacrer à ces tâches administratives « extrêmement importantes ». « Je dois vous confier que cette surcharge, occasionnée par la pénurie de main-d’œuvre, entre parfois en concurrence avec la sérénité qui est nécessaire à l’exercice de nos fonctions », avoue la juge en chef.

On a brûlé vraiment beaucoup de carburant quand on arrive sur le banc après avoir fait toutes sortes de tâches qui devraient être confiées à d’autres gens. […] Ce n’est pas une question de snobisme.

Marie-Anne Paquette, juge en chef de la Cour supérieure du Québec

Comme à l’égard d’Ottawa, la juge en chef refuse de jeter le blâme sur Québec pour cette crise. Elle assure que le Conseil du trésor fournit « énormément » d’efforts pour corriger la situation.

De la ferme au palais

La juge en chef a un parcours hors du commun, ayant grandi sur une ferme laitière à Mirabel. « Je ne viens pas d’un milieu d’universitaires, mais d’un milieu agricole. Il n’y a pas grand-chose qui me destinait au droit », confie-t-elle. Ses parents ont été expropriés à l’époque de la construction de l’aéroport. Un bouleversement qui l’a marquée à vie.

« Ça a appelé chez moi un désir de connaître ces règles. Est-ce qu’on doit systématiquement accepter les choses comme elles sont ? Je pense que c’est ça qui m’a amenée vers le droit », s’ouvre Marie-Anne Paquette. Dans un milieu où l’on est souvent avocat de père en fils, la fille de fermiers a vite intégré l’idée qu’elle n’aurait « pas de deuxième chance », poursuit-elle.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Marie-Anne Paquette, lors du rassemblement de la rentrée judiciaire au palais de justice de Montréal, le 8 septembre dernier

Nommée juge en 2010, puis juge coordonnatrice, elle atteint le prestigieux poste de juge en chef de la Cour supérieure en juin 2022. Néanmoins, pas question de se reposer sur ses lauriers.

Marie-Anne Paquette parle avec détermination de son cheval de bataille : le dossier numérique, prochaine révolution du système judiciaire.

Selon elle, le dossier numérique permettra notamment de mieux colliger les données sur les délais judiciaires – et donc de poser des actions pour les réduire.

« On ne peut plus continuer d’opérer avec un dossier papier », martèle la juge en chef. D’ailleurs, elle refuse d’envisager la possibilité que cette réforme menée par le ministère québécois de la Justice tombe à l’eau. « On n’a pas le choix », répète-t-elle. La livraison est prévue en 2025. Des centaines de millions de dollars sont investis par Québec dans l’ambitieux programme Lexius.

Des choix difficiles à venir

Les délais judiciaires au criminel sont comparables à ceux d’il y a quatre ans, se réjouit la juge en chef. Un procès devant jury peut être fixé dans un délai de 10 à 13 mois.

« Il y a beaucoup de miracles derrière ça, beaucoup d’ingéniosité, puis beaucoup de duct tape », nuance-t-elle.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Marie-Anne Paquette a été nommée juge en chef de la Cour supérieure du Québec le 6 juin 2022.

Or, les délais qui explosent en Cour du Québec, en raison notamment de la réforme de l’horaire des juges, finissent par avoir un impact sur ceux de la Cour supérieure. Les dossiers qui proviennent de la Cour du Québec sont « vieillissants », ce qui « réduit » sa marge de manœuvre, soutient Marie-Anne Paquette. Le plafond dicté par l’arrêt Jordan est de 30 mois en Cour supérieure.

Encore une fois, si on était capable d’avoir accès à des statistiques, on pourrait dresser des tendances. On pourrait obtenir des extrapolations, puis dire quand sera le point de rupture. Mais on navigue à l’aveugle.

Marie-Anne Paquette, juge en chef de la Cour supérieure du Québec

Au civil, le délai pour la fixation d’un procès est stable à un an et trois mois. Or, un choix devra être fait si de nouveaux juges ne sont pas nommés, prévient la patronne de la Cour supérieure. « Nos délais vont rallonger, mais au moins, on va être sûr que la journée où les gens vont se présenter, on va être capable de les servir. Avec la pénurie d’effectifs, on fait face à ce dilemme », affirme-t-elle.

La Cour d’appel a révélé en mars dernier l’existence d’un « procès secret » qui s’est vraisemblablement déroulé en Cour du Québec contre un informateur de police. Une affaire qui a semé la consternation dans la classe politique et judiciaire.

Un tel « procès secret » pourrait-il se dérouler dans son propre tribunal ? La juge en chef Paquette répond avec fermeté : « Ce que je peux vous dire, c’est qu’il n’y en a pas à la Cour supérieure. »