Lundi noir au palais de justice de Montréal. Dix salles d’audience de la chambre criminelle n’ont pu ouvrir en début de matinée, faute de greffière-audiencière. Un record. Pornographie juvénile, trafic de fentanyl, violence conjugale : des causes très graves ont ainsi dû être reportées, au risque de frôler ou de surpasser les délais de l’arrêt Jordan.

Une enquête de La Presse a révélé la semaine dernière que le système judiciaire était près du « point de rupture ». Les délais ont explosé en raison de la pénurie de personnel et d’une réforme controversée de la Cour du Québec pour réduire le temps des juges en salle d’audience. Le ministère de la Justice craint l’avènement de dizaines de milliers d’arrêts du processus judiciaire pour délais déraisonnables.

Lisez notre dossier « La justice près du “point de rupture” »

La crise continue de s’aggraver au palais de justice de Montréal. Des procès et des sentences n’ont pu avoir lieu comme prévu lundi, parce qu’il n’y avait aucune greffière-audiencière pour assister le juge et consigner le procès-verbal.

Le système judiciaire est accablé depuis des mois par l’exode de ses greffières-audiencières, un corps d’emploi essentiellement féminin.

Environ la moitié des salles d’audience de la Cour du Québec au criminel en ont subi les conséquences, lundi, du jamais-vu. Selon le juge en chef associé de la Cour du Québec, six des dix salles touchées sont demeurées fermées toute la journée, l’ouverture des autres ayant seulement été retardée.

Invoquant des « absences imprévues », le ministère de la Justice explique pour sa part que trois des dix salles ont pu ouvrir « avec du retard en avant-midi », alors que deux autres avaient « été demandées le matin même et n’étaient donc pas planifiées ». Deux autres salles n’étaient plus requises, précise la porte-parole du Ministère.

« Il s’agit d’une situation exceptionnelle et nous sommes tous d’accord que cela n’est pas tolérable. […] Le ministère de la Justice fait face à des défis quotidiens comme des absences non planifiées, comme c’était le cas aujourd’hui », a commenté le cabinet du ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette.

« Cette situation constitue un autre exemple des difficultés récurrentes découlant des problèmes de recrutement et de rétention que vit le ministère de la Justice à l’égard de son personnel. La Cour du Québec ne peut que déplorer cette situation à l’égard de laquelle elle n’a pas de contrôle », a réagi par courriel Scott Hughes, juge en chef associé de la Cour du Québec.

Seulement à Montréal, 217 employés du système judiciaire ont démissionné en 2021-2022, dont 40 adjointes à la magistrature et 35 greffières-audiencières, selon des données obtenues par La Presse. Québec a récemment bonifié le salaire des greffières-audiencières, de 42 000 $ à 50 000 $, grâce à une prime temporaire. Néanmoins, ce salaire reste en deçà de ceux offerts à la cour municipale de Montréal ou au privé. Québec souhaite pourvoir « le plus rapidement possible » les 226 postes vacants dans les palais de justice.

Dossiers au point mort

« Le système judiciaire n’a pas le personnel suffisant pour que ça avance », a lancé le juge Pierre E. Labelle lundi. Les avocats ont défilé tout l’après-midi dans sa salle pour demander une nouvelle date d’audience. Chaque fois, le juge déclarait au procès-verbal que le dossier n’était pas allé de l’avant « en raison du manque de personnel consenti par le ministère de la Justice ».

Les conséquences de ces remises sont bien réelles pour les victimes. Une femme devra encore patienter pour connaître la peine de son ex-conjoint, condamné pour violence conjugale. Une autre femme a attendu toute la matinée sans savoir si elle pourrait témoigner dans un dossier de violence sexuelle. Elle a finalement pu le faire vers midi dans l’une des rares salles ouvertes.

Le procès de « M. X », l’un des pires pédophiles de l’histoire récente du Québec, devait finalement reprendre lundi. Son procès pour possession de pornographie juvénile s’est amorcé en septembre… 2020 ! Mais faute de greffière, le procès a encore été reporté.

Cet ex-dirigeant d’un réseau international de pédophiles avait été condamné à la peine maximale pour le « pire des crimes » dans les années 2000.

Pas moins de sept enquêteurs devaient témoigner lundi dans une enquête préliminaire de trois jours d’un homme accusé de trafic de fentanyl. Une autre cause passée à la trappe. Les deux jours restants risquent de ne pas suffire pour conclure l’enquête. Ce report pourrait ainsi être la goutte qui fait déborder le vase des délais dans ce dossier amorcé il y a deux ans.

Le spectre de l’arrêt Jordan rôde ainsi dans le palais de justice. De nombreux dossiers s’approchent dangereusement des plafonds de 18 mois ou 30 mois (selon les cas) fixés par la Cour suprême pour conclure un procès. Un dépassement n’entraîne pas automatiquement l’arrêt du processus judiciaire, mais place cependant un dossier sur une voie périlleuse.

À « l’affût » des délais judiciaires, le Directeur des poursuites criminelles et pénales assure faire tout en son « pouvoir » pour limiter les conséquences de ces reports. Les procureurs accepteront par exemple les premières dates offertes pour éviter des délais supplémentaires, a expliqué la porte-parole MAudrey Roy-Cloutier.

Les procès de plus de deux jours en Cour du Québec sont maintenant fixés en décembre 2023, voire en janvier ou en février 2024, au palais de justice de Montréal. En plus de la pénurie de main-d’œuvre, le système judiciaire doit s’adapter au nouvel horaire des juges de la Cour du Québec en matière criminelle et pénale.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Lucie Rondeau, juge en chef de la Cour du Québec

Ces quelque 160 juges travaillaient depuis des années selon un ratio 2/1, soit deux jours à siéger et un jour en délibéré. Or, la juge en chef Lucie Rondeau a imposé cet automne le ratio 1/1, soit un jour à siéger pour un jour en délibéré. Une réforme jugée nécessaire par la Cour du Québec pour permettre aux juges de rédiger des décisions de plus en plus longues et complexes.

En pratique, cette décision, contestée par le gouvernement Legault, fait perdre plus de 4500 jours d’audience.

Selon les projections du ministère de la Justice obtenues par La Presse, de 47 000 à 64 000 causes pourraient dépasser les plafonds de l’arrêt Jordan en 2022-2023 à la suite de ce nouveau ratio. Des scénarios toutefois rejetés par la Cour du Québec.

« C’est une preuve flagrante que la crise découlant de la pénurie de main-d’œuvre est loin d’être réglée dans le système judiciaire. L’absence de conditions de travail concurrentielles se répercute sur les services aux citoyens. Il faut endiguer le problème », a commenté Christian Daigle, président général du Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, qui représente de nombreux employés de la justice.

Legault s’attend à une pression des juges

Des juges sont en désaccord avec la réforme de la juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau, soutient François Legault, tout en espérant que la pression de ses pairs la fera reculer.

Dans une entrevue accordée à TVA lundi, le premier ministre a déclaré que des magistrats qu’il connaît et à qui il a parlé sont « gênés de la situation » provoquée par la « mauvaise décision » de la juge en chef Lucie Rondeau – M. Legault l’a appelée erronément « la juge Rouleau » au cours de l’entrevue.

« J’ai l’impression qu’il va y voir une pression des juges sur la juge [Rondeau] pour dire : voyons donc, ça n’a pas de bon sens, ce qu’on fait en ce moment, on va se faire haïr par la population québécoise. Donc, moi, j’ai confiance qu’on va finir par trouver un juste milieu. »

« Pour le moment », son gouvernement ne prévoit pas de geste extraordinaire pour forcer la main à la juge en chef. Mais « il faut que ça fonctionne. On ne peut pas priver les Québécois de justice parce qu’il y a une mauvaise décision qui est prise par la juge [Rondeau] ». Il appuie d’ailleurs sans réserve son ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, dans ce bras de fer.

Avec la collaboration de Tommy Choinard, La Presse

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    Source : Cour du Québec
    49 660 $
    Salaire d’une greffière-audiencière au dernier échelon grâce à une prime de 10 %
    Source : ministère de la Justice