Alors que la crise des opioïdes fait des centaines de morts par année au Québec, une situation qui a empiré avec la pandémie, des milliers de personnes sont encore accusées de possession de drogue. Des experts estiment que l’application de la loi n’aide en rien à régler ce problème de santé publique, bien au contraire.

MRabih Habib, avocat criminaliste qui pratique depuis une douzaine d’années dans le Grand Montréal, a vu de près les effets de la judiciarisation sur ses clients. « Malheureusement, on voit des individus qui restent dans cet engrenage, qui n’arrivent pas à sortir », observe-t-il.

« Il existe maintenant un grand nombre de preuves scientifiques démontrant clairement que non seulement l’application des lois antidrogue n’atteint pas ses objectifs de réduction de l’accès aux drogues et de leur consommation, mais qu’elle crée également une série d’effets préjudiciables non désirés », affirme Thomas Kerr, directeur de recherche au Centre on Substance Use de la Colombie-Britannique.

Même l’Association canadienne des chefs de police a appelé à la décriminalisation de la possession simple en 2020. Les directeurs régionaux de santé publique québécois ont demandé la même chose l’année suivante.

Qu’à cela ne tienne, plus de 11 200 causes criminelles incluant des accusations de possession simple de drogue ont été ouvertes au Québec entre janvier 2020 et septembre 2022 seulement, montrent des données obtenues par La Presse grâce à une demande d’accès à l’information.

La tendance est toutefois à la baisse, avec 4530 causes en 2020, 3912 en 2021 et 2843 après 9 mois cette année.

Parmi elles, 7320 se sont soldées par une déclaration de culpabilité et 449 par un acquittement. Le reste inclut des arrêts du processus judiciaire, des causes rejetées et d’autres pour lesquelles l’information était « manquante » à la date de l’extraction, indique le ministère de la Justice. La Loi réglementant certaines drogues et autres substances prévoit des amendes et des peines d’emprisonnement pour les contrevenants.

C’est à Montréal qu’il y a eu le plus de causes criminelles du genre, avec 2388 cas sur la période étudiée. Viennent ensuite Québec (1069 cas), puis Gatineau (891). Les banlieues de la métropole sont aussi fortement touchées, et des centaines de causes ont également été ouvertes en région, comme en Abitibi ou à Chicoutimi.

Pendant ce temps, 547 personnes sont mortes accidentellement d’une surdose suspectée en 2020, l’année la plus meurtrière depuis que ces données sont colligées, et 350 en 2021. Cette année, la tendance est repartie à la hausse avec déjà 252 surdoses en juin.

« La peur d’être arrêté »

Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) indique que les drogues les plus couramment saisies sur son territoire sont les amphétamines, la cocaïne et le crack. Le Service de police de la Ville de Gatineau (SPVG) et la Sûreté du Québec (SQ) dressent un portrait similaire, tandis que le Service de police de la Ville de Québec (SPVQ) y ajoute les dérivés de la morphine et le GHB.

Tous ces corps policiers disent aussi agir en prévention, mais « il faut comprendre que le rôle de la police est d’appliquer les lois lorsqu’il y a infraction », souligne Andrée East, du SPVG.

Nous ne sommes pas les intervenants les mieux désignés pour faire de la prévention en matière de possession auprès de consommateurs.

Andrée East, porte-parole du Service de police de la Ville de Gatineau

L’application de la loi peut cependant être dangereuse pour ces derniers, selon le DKerr. Ils sont alors plus susceptibles de consommer seuls, hors de la portée des services d’urgence qui pourraient leur venir en aide en cas de surdose. Ceux qui consomment en public ont tendance à le faire plus rapidement, sans tester la puissance de ce qu’ils ont en main, alors que la contamination au fentanyl et ses dérivés mortels gagnent du terrain.

PHOTO TIRÉE DU SITE DU CENTRE ON SUBSTANCE USE DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE

Le Dr Thomas Kerr, directeur de recherche au Centre on Substance Use de la Colombie-Britannique

« De plus, en raison de la peur d’être arrêté, les gens peuvent être moins susceptibles d’appeler le 911 lorsqu’ils sont témoins d’une surdose », poursuit le DKerr. Ils « peuvent aussi avoir peur d’accéder à des services de soutien, y compris le traitement de la toxicomanie ».

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

MRabih Habib, avocat criminaliste

Même s’ils n’écopent que d’une amende, les conséquences d’un dossier criminel peuvent être dévastatrices, note MHabib. « On se retrouve dans une situation où on n’est plus capable de trouver un emploi, où on perd notre emploi […], ce qui fait en sorte qu’on enfonce l’individu encore plus, on n’aide pas l’individu. »

La décriminalisation écartée pour l’instant

Dans une lettre adressée notamment au ministre de la Justice l’an dernier, 16 des 18 directeurs régionaux de santé publique ont demandé à Québec de mettre en œuvre « des mesures alternatives à la judiciarisation concernant les substances psychoactives ». Ils ont invité du même coup les gouvernements provincial et fédéral à décriminaliser la possession simple de drogue, puisque le modèle actuel entraîne « des impacts négatifs en matière de santé publique et limite l’accès aux services » pour les populations « qui en ont particulièrement besoin ».

La décriminalisation « n’est pas envisagée pour l’instant au Québec », indique l’attachée de presse du ministre de la Justice, Élisabeth Gosselin, sans expliquer pourquoi. « Mais nous suivrons de près l’expérience de la Colombie-Britannique », où la possession d’une faible quantité de certaines drogues sera dépénalisée à partir de janvier.

Des programmes alternatifs existent au Québec, mais ils sont peu utilisés. Le Programme de traitement de la toxicomanie de la Cour du Québec, par exemple, « vise à permettre au système de justice de prévenir la criminalité associée à la toxicomanie, grâce à des mesures pénales favorisant le traitement des contrevenants toxicomanes ». Seulement 71 personnes en ont bénéficié depuis janvier 2020, selon le ministère de la Justice, soit une infime fraction des accusés.

Dans un rapport publié en 2021, l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) considère d’autres mesures alternatives à la criminalisation appliquées à l’international. Celles-ci « sont efficaces en termes de sécurité publique » et « permettent de mitiger certains méfaits tels que la récidive criminelle et les nouveaux contacts avec le système de justice », conclut l’INSPQ. Elles « pourraient constituer un ajout à considérer en contexte québécois ».

L’attachée de presse du ministre de la Justice n’a pas répondu aux questions de La Presse concernant la possibilité de les mettre en œuvre.