Avez-vous déjà trompé votre conjoint, oublié de payer une facture ou écopé d’une retenue à l’école ? Décrivez votre relation avec vos parents, vos préférences en matière de pornographie et toute expérience avec des drogues. Voilà quelques-unes des questions intimes posées aux aspirants espions des services de renseignement canadien, avant l’embauche. L’objectif ? Détecter toute faille qui pourrait être exploitée par des puissances étrangères.

Grâce à la Loi sur l’accès à l’information, La Presse a obtenu le questionnaire utilisé pour le filtrage sécuritaire des futurs agents du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). L’organisme fédéral ultra-secret chargé du contre-espionnage et de la protection de la sécurité nationale est certainement celui au sein du gouvernement qui pousse le plus loin les vérifications sur la vie privée des employés potentiels avant de les embaucher. Les questions sont extrêmement personnelles et les malaises, garantis.

« Parfois, c’est aussi gênant de poser ces questions à un candidat que de se les faire poser. Tu demandes à quelqu’un quel genre de vidéos il regarde en ligne, et tu le vois commencer à se tortiller sur son siège. Ça peut devenir très gênant », raconte Andrew Kirsch, un ancien agent du SCRS qui a expérimenté le processus des deux côtés de la clôture : à titre de recrue, puis à titre d’intervieweur chargé de sonder les nouveaux candidats.

Détecteur de mensonges

Le questionnaire constitue le prélude à une entrevue plus poussée avec un psychologue dans le cadre de l’embauche des futurs espions. Un test de polygraphe (détecteur de mensonge) fait aussi partie du processus.

La vie des candidats est passée au peigne fin, dans les moindres détails. Ils doivent décrire la relation entre leurs parents, signaler tout problème de drogue ou de santé mentale dans la famille, y compris chez les oncles, les tantes et les cousins. Si l’un de leurs parents est mort, ils doivent expliquer quand et dans quelles circonstances.

Ils doivent fournir un relevé de leurs finances, expliquer tout gain important et soudain d’argent dont ils ont bénéficié, détailler le nombre de fois où ils ont essayé tel ou tel type de drogue, calculer la fréquence de leur consommation d’alcool, révéler tout traumatisme qui les aurait marqués au cours de leur vie.

On leur demande aussi s’ils ont participé à des activités de prostitution, s’ils ont déjà travaillé au noir, s’ils ont commis des crimes ou même des infractions au Code de la sécurité routière. Pour ce qui est de leur parcours scolaire, ils doivent dire s’ils ont écopé de retenues, de suspensions, ou s’ils ont été convoqués dans le bureau du directeur.

Ils sont questionnés sur la fréquence à laquelle ils regardent de la pornographie sur l’internet et éventuellement sur le genre de matériel consommé.

Exemples de questions tirées du questionnaire

  • « Quels conflits ou problèmes avez-vous eus dans vos relations avec les membres de votre famille ? »
  • « Vous est-il arrivé d’avoir une aventure/infidélité alors que vous étiez en couple ? »
  • « Avez-vous déjà participé à d’autres activités illégales ou moralement inacceptables (prostitution, travail au noir, utilisation frauduleuse de fonds publics, violation du code de la route ayant mené à une contravention), etc. ? »
  • « Des amis ou des membres de la famille vous ont-ils déjà suggéré que vous passez trop de temps à l’ordinateur ? »

« En gros, le SCRS essaie d’évaluer la loyauté de l’individu envers le Canada et sa fiabilité en ce qui a trait à cette loyauté », explique Andrew Kirsch.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE KIRSCH CONSULTING GROUP

Andrew Kirsch a passé des années à traquer les suspects de terrorisme au sein du SCRS.

Est-ce que quelqu’un peut le faire chanter et le pousser à trahir son pays ? La personne peut avoir des problèmes personnels, mais elle doit être honnête. Il faut s’assurer qu’elle ne compromettrait pas sa loyauté envers le Canada pour garder un secret.

Andrew Kirsch, un ancien agent du SCRS

M. Kirsch donne comme exemple les dettes de jeu, l’abus d’alcool, les relations extraconjugales cachées, qui pourraient servir de levier à un agent étranger pour mettre de la pression sur un espion du SCRS afin d’obtenir des informations classées « top secret ». Ces facteurs ne sont pas figés dans le temps, ils évoluent avec les époques, souligne-t-il.

Par exemple, il fut une époque où l’homosexualité était mal acceptée dans la société et dans certaines familles, rappelle-t-il. Lorsqu’un candidat était homosexuel, des questions étaient posées pour s’assurer qu’il n’y aurait pas de problème à ce qu’un espion russe menace de révéler la chose à sa famille un jour. De nos jours, les sujets de préoccupation ont changé.

Des questions visent aussi à cibler les facteurs qui pourraient pousser un agent canadien à « craquer » et à trahir son pays en raison de motifs personnels. Un exemple bien connu est celui de Jeff Delisle, un officier du renseignement militaire canadien arrêté en 2012 pour avoir vendu des secrets à la Russie. En interrogatoire, Delisle a expliqué avoir voulu commettre un suicide professionnel en raison de problèmes conjugaux.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Jeff Delisle, officier du renseignement arrêté en 2012 pour avoir vendu des secrets à la Russie

Dans son livre I Was Never Here, publié en mars dernier, M. Kirsch raconte sa carrière au sein du SCRS et sa propre entrevue de filtrage préembauche. L’exercice l’avait rendu nerveux, car il craignait d’oublier quelque chose de répréhensible dans son passé et de se faire accuser d’avoir voulu le dissimuler.

Tout s’était finalement bien déroulé, et M. Kirsch a pu passer les années suivantes à traquer des terroristes et à s’introduire clandestinement dans les maisons et les voitures de suspects pour y copier des documents et y installer des dispositifs d’espionnage. Il a ensuite quitté le SCRS pour devenir conseiller en sécurité au sein du gouvernement de l’Ontario. Il dirige aussi une firme privée de consultants en sécurité.

Risques réels

Le formulaire obtenu par La Presse précise que l’entrevue d’embauche avec un psychologue sert uniquement à évaluer la candidature. « Elle ne sert donc pas au soutien personnel ou thérapeutique. » Une note précise que les candidats peuvent prendre une pause au besoin si la séance devient trop intense. Mais la séance est obligatoire. « Le refus de participer à l’évaluation psychologique sera interprété comme un désistement du processus de demande d’emploi », stipule le document.

« Pour obtenir une autorisation de sécurité de niveau “très secret” avec filtrage approfondi et être engagé par le SCRS, il faut communiquer beaucoup d’informations personnelles », reconnaît Brandon Champagne, porte-parole du SCRS.

Évidemment, personne n’est parfait, mais il est crucial d’être honnête dans son dossier de candidature.

Brandon Champagne, porte-parole du SCRS

Car les risques sont réels, assure M. Champagne.

« Des candidats pourraient être vulnérables au chantage et aux menaces de la part d’un auteur de menace. Si ce dernier dispose d’informations compromettantes ou autrement embarrassantes sur la vie privée d’un candidat, il peut chercher à faire du chantage », dit-il.

Le SCRS doit d’ailleurs rester à l’affût, car dans le monde impitoyable du renseignement, des acteurs mal intentionnés peuvent placer leurs pions longtemps avant de frapper. Certains peuvent même vouloir provoquer délibérément des situations embarrassantes impliquant un agent canadien. « Parfois, le chantage ou les menaces surviennent alors que la relation est entretenue depuis très longtemps. Un auteur de menace peut aussi mettre un candidat dans une situation compromettante pour le faire chanter par la suite », explique M. Champagne.

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

En savoir plus
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    Nombre de demandes de filtrage de sécurité pour le gouvernement canadien reçues par le SCRS en 2021. Outre les candidats qui souhaitent travailler en son sein, l’organisme est chargé du filtrage de sécurité pour les autres agences fédérales. Les critères varient selon le niveau de sensibilité de l’emploi.
    Service canadien du renseignement de sécurité