L’un des protagonistes de la dispute qui a laissé un homme d’affaires originaire de Moscou blessé par balle vendredi à Estérel semble avoir tenté un jour plus tôt de s’ingérer dans une dispute familiale entourant une fortune héritée d’un empire maritime russe, révèlent des images exclusives obtenues par La Presse.

Vendredi dernier, Valeriy Tarasenko, un homme d’affaires ayant immigré de la Russie en 2008, a été blessé par balle lors d’une dispute dans le stationnement du complexe Estérel, dans les Laurentides. Les policiers ont rapidement arrêté un ancien chef de gang proche des motards criminels, Richard Goodridge, en lien avec cette affaire. Mais ils l’ont relâché sans accusations au cours de la fin de semaine. Selon nos informations, les enquêteurs soupçonnent que Tarasenko pourrait s’être blessé lui-même avec son arme lors d’une dispute entre les deux hommes.

Quel était le but de la rencontre à Estérel ? Une partie de la réponse pourrait se trouver dans une vidéo tournée la veille à Blainville.

C’était le jeudi 6 octobre. Yury Manakhov, un ancien capitaine de navire soviétique, célébrait son 76anniversaire avec ses proches dans sa luxueuse résidence. M. Goodridge, vêtu d’un chandail démontrant son soutient aux Hells Angels marqué du chiffre 81 (pour HA, la huitième et la première lettre de l’alphabet), a sonné à la porte. Il n’avait pas été invité à la fête. Yury Manakhov ne l’avait jamais vu de sa vie.

« Bonjour, comment allez-vous ? Je m’appelle Richard. J’aimerais vous parler un instant. Joyeux anniversaire », commence-t-il.

« J’aimerais vous parler d’Anna. Anna, votre belle-fille. Honnêtement, je suis un de ses très bons amis », poursuit l’ancien chef de gang sur la vidéo.

Yury Manakhov n’avait aucune envie d’entendre parler d’Anna Tarasenko, sa fille adoptive.

L’œil sur sa fortune

De nombreux jugements des tribunaux québécois racontent comment, pendant presque 10 ans, Anna Tarasenko et son mari Valeriy Tarasenko avaient tenté de s’approprier la fortune de M. Manakhov, en mentant devant la cour et en fabriquant de faux documents à répétition. Il y avait beaucoup d’argent en jeu.

Une décision de la Cour supérieure datée de 2019 raconte l’ascension remarquable de Yury Manakhov, qui a quitté son village natal d’URSS en 1964, à l’âge de 18 ans, après avoir grandi dans un milieu très pauvre.

« Il s’établit au Kamtchatka, une péninsule au climat rigoureux située en Extrême-Orient russe face à l’Alaska, et dont les principaux secteurs d’activité tournent autour des chantiers navals et de la pêche. Le demandeur devient capitaine de navire, cofonde en 1991 Kamline, une société œuvrant dans les industries de la pêche, du transport et de la réfrigération, en détient 66 % des parts, et fait fortune », résume la juge Guylène Beaugé dans son jugement.

Kamline dit aujourd’hui pêcher 155 000 tonnes de poisson par année au large de la Russie. M. Manakhov, qui a vendu ses parts en 2006, s’est établi au Québec, où sa fille adoptive Anna Tarasenko se trouvait déjà avec son conjoint, Valeriy Tarasenko.

M. Manakhov a déjà témoigné en cour qu’il fournissait des centaines de milliers de dollars annuellement à sa fille adoptive, mais que leurs relations s’étaient ensuite détériorées en raison de ses trop grandes demandes pour de l’argent et sa tentative de s’approprier une résidence et deux places de stationnement de ses parents à Moscou, d’une valeur de 1 million de dollars.

M. Manakhov disait avoir été floué de centaines de milliers de dollars par sa fille, qui était « sous l’influence négative de son mari, Valeriy Tarasenko ».

« Pour autant que je sache, Valeriy n’a jamais travaillé et il est impliqué dans des activités qui ne sont pas claires », avait témoigné M. Manakhov.

Ce dernier disait avoir reçu des menaces et avoir été victime d’un incendie criminel visant sa voiture en 2012. En 2015, Valeriy Tarasenko a été accusé de menaces de mort à l’endroit de M. Manakhov, au palais de justice de Montréal. L’affaire s’est réglée par une ordonnance de garder la paix qui lui interdisait de s’approcher de son beau-père pendant un an.

PHOTO FOURNIE PAR L’ORGANIZED CRIME AND CORRUPTION REPORTING PROJECT

Valeriy Tarasenko

M. Manakhov a finalement eu gain de cause lorsque les tribunaux ont constaté que sa fille avait soumis à la cour de faux documents et fait témoigner un faux créancier dans l’espoir de s’approprier la fortune de son père.

« Le Tribunal ne retient pas un mot du témoignage mensonger de la défenderesse, dont l’absence de crédibilité est flagrante, et qui n’hésite pas à confectionner de faux documents pour appuyer ses prétentions », tranchait la juge Beaugé au sujet d’Anna Tarasenko.

Deux mois après sa victoire en cour contre sa fille adoptive, qui lui a permis de récupérer son argent, M. Manakhov a été accusé d’agression sexuelle, dans un dossier séparé. L’identité de la victime est protégée par une ordonnance de non-publication. M. Manakhov est en attente de procès depuis, mais clame son innocence. Encore tout récemment, il a dû multiplier les démarches pour que sa fille adoptive lui verse l’argent qu’elle avait été condamnée à lui rembourser. Les relations entre les deux parties demeurent extrêmement acrimonieuses.

Faire retirer des accusations

Jeudi, Richard Goodridge s’est présenté chez le septuagénaire, a dit comprendre tout ce qui lui était arrivé, et a soudainement proposé de l’aider. Il a dit à M. Manakhov que les accusations à son endroit étaient « de la foutaise ». Il lui a fait miroiter qu’en tant qu’ami de sa fille adoptive, il pourrait l’aider à faire retirer les accusations. Il a essayé de l’attirer à l’écart pour discuter en privé.

M. Goodridge n’est ni avocat ni procureur de la Couronne. Il est connu depuis longtemps dans le milieu du crime organisé à Montréal. Durant les années 1990, il aurait fait partie des Scorpions, une clique qui gravitait dans l’entourage des Rockers, un club-école des Hells Angels aujourd’hui disparu. En 1999, il avait été vu comme garde du corps dans un cortège dans lequel se trouvait le chef guerrier des Hells, Maurice Boucher.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Richard Goodridge, en 2014

Au milieu des années 2000, il a fondé, avec le défunt caïd Ducarme Joseph, le gang de rue 67 à Montréal. Au fil des ans, il a été intercepté dans une voiture où se trouvait une arme à feu, a été reconnu coupable de deux accusations de possession d’arme et de vol de carte de crédit. Il a été acquitté ou a bénéficié d’un arrêt du processus judiciaire dans plusieurs autres dossiers.

Richard Goodridge a fait les manchettes à nouveau l’an dernier alors que La Presse a révélé qu’il était le chef d’un nouveau groupe de motards, les Moors, qui se voulait plus inclusif. On ignore si ce groupe existe toujours.

Sa présence ne semble pas avoir intimidé M. Manakhov, qui l’a envoyé paître et a refermé la porte. Dès le lendemain midi, Richard Goodridge s’est rendu à Estérel pour rencontrer Valeriy Tarasenko, le conjoint (ou ex-conjoint, leur statut diffère selon les sources) d’Anna Tarasenko.

PHOTO DENIS GERMAIN, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

La Sûreté du Québec a été appelée vendredi à l’Estérel Resort, dans les Laurentides, après que des coups de feu ont été entendus.

La dispute qui s’en est suivie fait toujours l’objet d’une enquête policière.

Lisez « Valeriy Tarasenko : un homme au passé trouble »

Yury Manakhov n’a pas voulu commenter l’affaire, mais il dit avoir montré la vidéo à La Presse parce que la police de Blainville n’a pas jugé qu’il y avait matière à intervention, vendredi, lorsqu’il a appelé au 9-1-1 pour se plaindre.

Depuis que Richard Goodridge a été remis en liberté, il dit craindre pour sa sécurité, et espère qu’un corps policier avec une expertise dans la lutte contre le crime organisé, comme la Sûreté du Québec, accepte de se pencher sur son dossier.

Avec la collaboration de Daniel Renaud, La Presse