L’homme d’affaires Valeriy Tarasenko, blessé par balle dans le stationnement d’un hôtel des Laurentides, vendredi, a laissé dans son sillage, depuis son arrivée au Québec, plusieurs personnes qui se plaignent d’avoir été escroquées. Une de ses ex-associées, qui a réussi à infiltrer l’entourage de Donald Trump l’an dernier, affirme aujourd’hui qu’il la forçait à fréquenter des hommes riches afin de leur soutirer de l’argent.

C’est ce qui ressort d’une enquête à laquelle La Presse participe depuis la fin août, en partenariat avec le Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), un consortium international de journalistes.

« Valeriy me forçait à participer à des rendez-vous avec des gars et à leur demander de l’argent pour soutenir notre train de vie », a déclaré Inna Yashchyshyn dans une déposition devant un tribunal de Miami, en juin dernier.

« Peut-être que je trouvais quelqu’un sur la rue, ou dans des restaurants, ou même en ligne. Je ne demandais pas d’argent à l’inconnu. J’allais au rendez-vous, je nouais une amitié, et Valeriy prenait mon téléphone et commençait à contacter les gars à partir de mon téléphone et demandait de l’argent pour la nourriture, les factures », expliquait-elle.

Le nom d’Inna Yashchyshyn a commencé à circuler à la fin de l’été, lorsque l’OCCRP révélé qu’elle avait pu fréquenter Donald Trump et son entourage à son club privé en Floride sous une fausse identité, en 2021. Selon plusieurs témoins, elle disait s’appeler Anna de Rothschild et être héritière de l’empire financier du même nom en Europe.

PHOTO FOURNIE PAR L’OCCRP

Sous le nom d’emprunt Anna de Rothschild, Inna Yashchyshyn est parvenue à rencontrer Donald Trump et le sénateur républicain Lindsey Graham au complexe Mar-a-Lago, en Floride, en 2021.

« Elle ne faisait pas juste mentionner le nom de famille. Elle parlait des vignobles et des domaines familiaux et de son enfance à Monaco », a raconté John LeFevre, un ancien banquier d’affaires qui l’a croisée au club, dans une entrevue avec un journaliste américain membre du consortium.

Dans une déclaration sous serment déposée au palais de justice de Montréal, Mme Yashchyshyn affirme qu’elle était totalement sous la coupe de Valeriy Tarasenko, à cette époque. Elle affirme que ce dernier l’a d’abord embauchée pour s’occuper de sa fille mineure, mais qu’il en est venu à la contrôler agressivement pour en faire « littéralement un otage ».

La famille Tarasenko rejette ces affirmations et affirme que Mme Yashchyshyn a maltraité leur fille. Valeriy Tarasenko, originaire de Moscou, a accusé son ancienne gardienne d’enfants d’avoir elle-même commis des fraudes de sa propre initiative.

Coups de feu

Vendredi, la Sûreté du Québec a été contactée vers 12 h 45 pour une « agression armée » sur le chemin Fridolin-Simard, dans les Laurentides. Des coups de feu ont été entendus dans le stationnement de l’Estérel Resort.

Valeriy Tarasenko a été retrouvé sur place, blessé par balle, selon nos sources. La police refusait vendredi de confirmer l’identité de la victime. Audrey-Anne Bilodeau, porte-parole de la SQ, affirme que le blessé a été opéré à la hanche après son admission à l’hôpital et qu’on ne craint pas pour sa vie.

Valeriy Tarasenko passait beaucoup de temps à Estérel, où sa femme (dont il dit être séparé) possède une maison et des terrains qu’elle tente depuis plusieurs années de lotir.

Une vaste opération policière était toujours en cours vendredi soir dans le secteur du complexe Estérel. La Division des enquêtes sur les crimes majeurs a pris en charge l’enquête, et des témoins ont été rencontrés par les autorités. Un large périmètre de sécurité a également été établi pour procéder à l’enquête.

PHOTO DENIS GERMAIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Une vaste opération policière était toujours en cours vendredi soir dans le secteur du Estérel Resort.

« La Sûreté du Québec met tout en œuvre afin d’éclaircir les circonstances qui ont mené aux blessures de la victime. Pour le moment, afin de ne pas nuire à l’enquête, aucun autre détail ne peut être partagé », affirme la sergente Catherine Bernard, porte-parole du corps policier.

Influence négative

Valeriy Tarasenko, qui a déjà été arrêté pour avoir porté une matraque dans une station de métro en 1998, selon les archives judiciaires russes, a immigré au Québec vers le début de l’année 2008 afin de rejoindre sa femme Anna, qu’il avait épousée en Russie quelques années plus tôt, selon un jugement de la Cour supérieure du Québec.

Rapidement, il a été mêlé à une âpre dispute judiciaire avec Yury Manakhov, le père adoptif de sa femme, ancien propriétaire d’une entreprise maritime russe installée à Blainville.

M. Manakhov disait avoir été floué de centaines de milliers de dollars par sa fille, qui était « sous l’influence négative de son mari Valeriy Tarasenko ».

PHOTO FOURNIE PAR L’OCCRP

Valeriy Tarasenko est un ressortissant russe qui était impliqué dans plusieurs litiges financiers.

« Pour autant que je sache, Valeriy n’a jamais travaillé et il est impliqué dans des activités qui ne sont pas claires », avait témoigné M. Manakhov.

Ce dernier disait avoir reçu des menaces et avoir été victime d’un incendie criminel visant sa voiture. En 2015, Valeriy Tarasenko a été accusé de menaces de mort à l’endroit de M. Manakhov, au palais de justice de Montréal. L’affaire s’est réglée par une ordonnance de garder la paix qui lui interdisait d’approcher son beau-père.

M. Manakhov a finalement eu gain de cause lorsque les tribunaux ont constaté que sa fille avait soumis à la cour de faux documents et fait témoigner un faux créancier dans l’espoir de s’approprier la fortune de son père.

Au cours du procès, un autre résidant de Montréal est venu raconter comment la conjointe de Valeriy Tarasenko lui avait soutiré quelques dizaines de milliers de dollars qu’elle promettait de lui remettre, mais dont il n’avait plus jamais revu la couleur.

Selon une source bien au fait du dossier, un entrepreneur québécois a aussi contacté la Sûreté du Québec en 2021 pour déclarer qu’il avait été floué d’une somme importante par la famille Tarasenko dans un autre dossier.

Questions du FBI

En parallèle, Valeriy Tarasenko avait mis sur pied en 2010 ce qu’il présentait comme une œuvre de charité à Montréal, qu’il appelait les Cœurs unis de la miséricorde. Inna Yashchyshyn est inscrite au Registre des entreprises du Québec comme l’une des administratrices de l’organisme. L’organisme avait aussi une antenne à Miami. Il prétendait amasser des fonds en lien avec les grandes causes humanitaires de l’heure, comme le passage d’un ouragan en Haïti ou l’effondrement d’un pont en Italie.

Trois résidants de la Floride ont déclaré à des journalistes membres de l’OCCRP et au Pittsburgh Post-Gazette qu’ils avaient été interrogés par le FBI au sujet de cette prétendue œuvre de charité. Une ancienne administratrice de l’organisme a déposé au palais de justice de Montréal une déclaration selon laquelle les Cœurs unis de la miséricorde étaient utilisés à des fins frauduleuses.

Un employé d’une entreprise de paiements en ligne, Stripe Inc., a expliqué aux journalistes de l’OCCRP que plusieurs cartes de crédit avaient été utilisées frauduleusement pour faire des dons à l’organisme. La direction d’une autre plateforme de paiement en ligne spécialisée dans les œuvres de charité Fundrazr.com, a confirmé dans une déclaration avoir refusé de traiter les paiements de l’organisme, car celui-ci avait « échoué aux contrôles internes antifraude ».

L’Agence du revenu du Canada n’a d’ailleurs trouvé aucune trace de l’organisme dans ses archives. « Au sujet des Cœurs unis de la miséricorde, nous pouvons confirmer que selon les registres de l’Agence du revenu du Canada, cette organisation n’est pas présentement une œuvre de charité enregistrée et qu’elle ne l’a pas été auparavant », a déclaré un porte-parole par courriel.

Jointe par La Presse vendredi, Inna Yashchyshyn n’a pas voulu commenter l’agression contre son ancien partenaire.

« De toute façon, je ne sais pas ce qu’ils font depuis que je les ai quittés il y a un an », a-t-elle déclaré au sujet de la famille Tarasenko.

« Donc je n’ai pas de commentaires », a-t-elle conclu.

Avec la collaboration de Delphine Belzile et Henri Ouellette-Vézina, La Presse, et des journalistes de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP)