Après des années de silence, Jean Charest a réglé ses comptes avec l’Unité permanente anticorruption (UPAC), le gouvernement Legault et la vice-première ministre Geneviève Guilbault dans un témoignage percutant à son procès civil contre l’État québécois. L’ex-premier ministre a aussi révélé que l’UPAC avait obtenu des autorisations pour le mettre sur écoute électronique.

« C’est humiliant de se lever le matin et de voir qu’on nous présente comme un criminel. Tout le monde le sait, tout le monde voit ça. C’est un embarras, c’est une frustration. C’est aussi une humiliation. C’est irréparable », a confié Jean Charest, lundi, devant le juge Gregory Moore. Son témoignage est passé sous le radar cette semaine au palais de justice de Montréal. La Presse a toutefois obtenu mercredi l’enregistrement audio de l’audience.

L’ex-premier ministre du Québec et ex-candidat à la direction du Parti conservateur du Canada réclame 2 millions de dollars au gouvernement du Québec pour la violation de sa vie privée causée par les fuites de l’enquête Mâchurer de l’UPAC sur le financement du Parti libéral du Québec. Amorcée en 2014, Mâchurer a été fermée par l’UPAC l’hiver dernier sans aucune accusation criminelle.

Jean Charest a raconté lundi avoir subi un « choc » en voyant la une du Journal de Montréal, le 24 avril 2017, qui révélait qu’il était directement visé par l’enquête criminelle de l’UPAC. Ce reportage, qui est au cœur du procès civil, découle du « coulage », de la divulgation du dossier d’enquête criminelle aux médias de Québecor, estime le camp Charest.

Charest tourmenté

Encore aujourd’hui, Jean Charest dit ignorer s’il a été mis sur écoute par l’UPAC. « Je peux vous dire qu’ils ont envoyé un avis indiquant qu’ils avaient obtenu des autorisations pour le faire. Ce qui, encore là, est un choc. Difficile de voir les circonstances qui auraient pu justifier une invasion aussi importante de ma vie privée. Difficile de comprendre pourquoi », s’est-il indigné.

Depuis, Jean Charest vit un « supplice de la goutte d’eau », puisqu’il ignore ce que les médias ont reçu et à quel moment d’autres informations pourraient être publiées.

Tout ça pèse très lourd dans ma vie. J’ai mon travail, j’ai ma réputation. Ça pend au-dessus de ma tête comme une épée de Damoclès.

Jean Charest, ancien premier ministre du Québec, lors de son procès civil contre l’État québécois

Le « coulage » s’est d’ailleurs poursuivi après 2017, a déploré Jean Charest, avec la publication du livre PLQ Inc. : Comment la police s’est butée au parti de Jean Charest par des journalistes de Québecor. « Un ramassis de ragots, de rumeurs d’affirmations. Rien n’est vérifié », a résumé l’ancien chef libéral.

La vice-première ministre Geneviève Guilbault a d’ailleurs brandi le livre PLQ Inc. en pleine Assemblée nationale à l’automne 2021. Un geste qui a « profondément choqué » Jean Charest. Il accuse le gouvernement Legault d’avoir ainsi « avalis[é] le coulage par l’UPAC ».

« Ça m’a profondément choqué. Le gouvernement s’approprie le coulage pour dire : c’est mon coulage, dans le fond. C’est tellement méprisant des institutions, de la vie privée de quelqu’un, du système judiciaire, de l’Assemblée nationale. Je n’ai jamais rien vu de semblable. Je n’ai jamais été témoin d’un geste aussi odieux à l’endroit de quelqu’un. Et délibéré », s’est-il insurgé.

Pas d’excuses du gouvernement

Avant de déposer sa poursuite en 2020, Jean Charest avait demandé des excuses au gouvernement. Or, il n’a reçu aucune réponse. « C’était l’ultime mépris. Du revers de la main, on ne répond même pas », a-t-il déploré. C’est donc à « contrecœur » qu’il a entamé les procédures judiciaires.

Le politicien d’expérience a également dénoncé la « longue histoire de coulage systématique » à l’UPAC. L’organisation policière est d’ailleurs décrite comme une véritable « passoire » dans une enquête administrative de l’UPAC déposée en preuve, souligne Jean Charest.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Jean Charest et sa femme, Michèle Dionne, au palais de justice de Montréal

« C’est désolant de lire ce document. Honnêtement désolant. On apprend que l’enquête dont je faisais l’objet était un buffet dont se servait allégrement quiconque voulait y avoir accès. Il n’y avait pas de contrôle. Tout ça me fait tomber des nues. Ça m’a renversé, mais malheureusement, ça ne m’a pas étonné », a-t-il témoigné.

Jean Charest a aussi ironisé sur les « enquêtes sur l’enquête de l’enquête », qu’il compare à un « système de Ponzi ». À chaque enquête, son nom revient dans la sphère publique, a-t-il déploré. Le Bureau des enquêtes indépendantes mène depuis quatre ans une enquête sur les fuites à l’UPAC (projet Serment) et sur l’enquête enclenchée initialement à l’interne pour en faire la lumière (Projet A).

Des institutions « bafouées »

Pourquoi réclame-t-il 2 millions de dollars à l’État ? Quand son avocat lui a posé cette question, Jean Charest s’est lancé dans un plaidoyer émotif.

« Toutes ces institutions sont totalement bafouées. C’est comme si on instituait un système de justice parallèle, avec un mépris pour les tribunaux, pour les juges, pour tout le monde. Et là, on règle nos comptes. Un tribunal populaire où l’on règle nos comptes. Honnêtement, c’est horrible ! Je suis entraîné là-dedans. Le coulage, ça continue, ça continue, ça continue à l’Assemblée [nationale]. Les dommages punitifs ? Il faut que le Procureur général et que l’État comprennent qu’il y a une fin à ça. Que c’est inacceptable. Personne ne s’est levé pour dire : ‟Assez ! Assez !” », a affirmé Jean Charest.

« Il faut que l’État assume ses responsabilités », a-t-il conclu.

En contre-interrogatoire, Jean Charest a indiqué que Marc Bibeau était un « bon ami » qui s’occupait à l’époque du financement au sein du Parti libéral comme « bénévole ». Il a aussi affirmé avoir appris qu’il faisait l’objet d’une enquête seulement lors de la parution de l’article en 2017.

Mercredi, l’avocat du PGQ, MMichel Déom, a plaidé que les révélations des médias de Québecor en avril 2017 étaient « somme toute anodin[es] » dans le cadre de l’enquête criminelle. De plus, la personne qui a fourni l’information confidentielle à Médias QMI a « probablement commis un acte criminel », a fait valoir l’avocat du PGQ.

« Il y a une limite à ce qu’on peut reprocher à l’État en matière de publication », a tranché Me Déom.

Le juge a mis l’affaire en délibéré.