Un entrepreneur montréalais reconnu dans le monde entier comme un héros de la lutte contre le crime fait face à des accusations de fraude et de corruption, a appris La Presse. La GRC croit que Robert Walsh, son ancienne firme d’analyse balistique et trois de ses anciens collaborateurs ont soudoyé des représentants du gouvernement des Philippines afin d’obtenir des contrats publics avec la police locale.

Tous les fans de la série CSI ont déjà entendu l’expression « IBIS ». C’est l’acronyme de l’« Integrated Ballistics Identification System », un système d’analyse informatisé qui permet de relier un projectile d’arme à feu retrouvé sur une scène de crime à l’arme qui l’a tiré. Dans la populaire série télévisée, l’IBIS est la clé qui permet de résoudre d’innombrables crimes. Comme dans la vraie vie.

Depuis son invention à Montréal par une petite entreprise d’ingénierie, au début des années 1990, l’IBIS a révolutionné les enquêtes sur les crimes par armes à feu dans plusieurs pays.

Plutôt que d’analyser individuellement les projectiles et l’arme avec leur microscope antique dans leur laboratoire, les techniciens spécialisés pouvaient obtenir instantanément une « signature » hyperprécise gravée sur le projectile et chercher une correspondance dans des bases de données massives alimentées par des corps de police s’échangeant l’information.

PHOTO TIRÉE DU SITE D’ULTRA ELECTRONICS FORENSIC TECHNOLOGY

Un système IBIS utilisé par les forces policières pour lire les traces laissées sur les projectiles d’armes à feu

L’IBIS a été développé et mis en marché par une petite firme du nom de Forensic Technology, installée au-dessus d’un poste de police de Côte-Saint-Luc. L’idée avait germé au fil des discussions entre le fondateur de Forensic Technology, Robert Walsh, et un policier retraité de la Gendarmerie royale du Canada (GRC).

Dans 70 pays

Le corps de police fédéral canadien a acheté la technologie développée par l’équipe de M. Walsh. Le FBI, plusieurs corps de police américains et des centaines d’organismes similaires dans 70 pays ont fait de même.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Des policiers du SPVM enquêtent sur une scène de meurtre. Lorsqu’un projectile est retrouvé, les experts peuvent vérifier s’il correspond à la signature spécifique laissée par une arme en particulier.

Robert Walsh est devenu une vedette planétaire dans le monde des enquêtes criminelles. Il a été interviewé par les plus grands médias, a été couronné entrepreneur de l’année au Québec en 2002 par Ernst & Young, a même remporté le prix d’excellence en science médico-légale de l’Association internationale des chefs de police en 2014. Cette année-là, son entreprise a été vendue pour 100 millions de dollars à la société britannique Ultra Electronics, mais a conservé ses bureaux à Montréal.

Robert Walsh est resté deux ans de plus au sein de ce qui s’appelait maintenant Ultra Electronics Forensic Technology. À sa retraite, en 2016, il a reçu la Croix du service méritoire des mains du gouverneur général David Johnston, lors d’une cérémonie à la Citadelle de Québec.

Pots-de-vin pour trois contrats

Mais la relation entre l’homme d’affaires visionnaire et la police vient de changer radicalement, a appris La Presse. Le septuagénaire a été accusé par voie de sommation d’un chef de fraude et de deux chefs de corruption d’agent public étranger, selon un document judiciaire déposé à la cour. Il doit comparaître officiellement devant un juge le 28 septembre prochain, au palais de justice de Montréal.

M. Walsh n’a pas répondu mardi à un appel de La Presse fait à son domicile montréalais.

D’autres anciens employés ou gestionnaires de l’entreprise sont coaccusés avec lui : c’est le cas de Tim Heaney, ancien vice-président aux ventes et au marketing qui a quitté Ultra Electronics Forensic Technology en 2019. René Bélanger et Michael McLean, deux anciens cadres supérieurs, sont aussi accusés des mêmes crimes.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

René Bélanger, ancien haut dirigeant de Forensic Technology

Ultra Electronics Forensic Technology fait aussi face aux trois mêmes chefs d’accusation en tant que personne morale, dans un dossier distinct.

La police a confirmé à La Presse que son enquête s’était amorcée en août 2018. Elle a été menée par la Section des enquêtes internationales et de nature délicate, au sein de la Division nationale de la GRC, située à Ottawa.

Les faits allégués se seraient produits sur plusieurs années, entre 2006 et 2018. Selon nos informations, l’enquête concerne l’obtention de trois contrats publics aux Philippines, pour fournir des systèmes IBIS, des équipements de laboratoire et un système de reconnaissance des armes à feu à la Police nationale des Philippines.

Toujours selon ce qu’a pu apprendre La Presse, un ancien cadre aurait raconté à la police que l’entreprise montréalaise avait fait affaire avec un agent commercial aux Philippines, un homme d’affaires local qui payait des gens au sein du gouvernement pour obtenir des contrats, avec l’accord des Montréalais. Aucune des allégations de la police n’a subi l’épreuve des tribunaux jusqu’ici.

L’accusation de corruption d’agent public étranger est très rarement utilisée au Canada. Elle a mené au dépôt d’accusations dans moins d’une dizaine de dossiers depuis l’adoption de la loi, en 1998, notamment dans l’affaire des pots-de-vin payés par des dirigeants de SNC-Lavalin en Libye. En 2013, le gouvernement Harper a fait passer la peine maximale de 5 à 14 ans de prison en cas de condamnation.

« La GRC reste déterminée à perturber, à dissuader et à prévenir la corruption, tant au Canada qu’à l’étranger, et vise à traduire en justice les personnes et les entreprises impliquées dans ces types de crimes », a commenté le corps policier dans un message envoyé à La Presse.

L’entreprise, qui avait déclenché sa propre enquête interne sur cette affaire, souligne de son côté qu’elle a collaboré avec la police.

« Ultra a enquêté, en pleine coopération avec la Gendarmerie royale du Canada, sur un problème historique de corruption aux Philippines. Aucune des personnes impliquées ne fait encore partie de l’entreprise aujourd’hui, et ce contrat n’est plus actif », a déclaré Gabriella Colley, porte-parole du groupe installée à Londres.

« L’affaire en question fait actuellement l’objet d’un processus juridique en cours, et d’autres annonces seront faites au moment opportun », a-t-elle ajouté.