Parfois provoquées par des banalités, les tensions entre jeunes qui dégénèrent en fusillades font les manchettes. Mais ces jeunes, souvent mineurs, sont avant tout des humains qui ont encore une chance de se réhabiliter. La Presse a eu accès au centre jeunesse de Laval pour observer le travail des intervenants sur le terrain.

« On a encore beaucoup d’espoir de les réhabiliter »

Depuis trois ans, avec la prolifération des armes à feu, le paysage de la délinquance juvénile a changé pour les intervenants, éducateurs et délégués jeunesse. Les adolescents judiciarisés sont de plus en plus impulsifs et les armes, plus accessibles. Mais l’objectif demeure le même : réhabiliter le jeune.

9 h 30. Au centre jeunesse de Laval, quelques jeunes en unité fermée déambulent dans le couloir, flottant dans leur short de basket. Un bureau d’éducateur — avec vue imprenable sur toute la pièce — surplombe une salle commune où sont répartis des meubles vissés au sol.

L’endroit accueille des délinquants juvéniles accusés de divers méfaits : du vol de gomme à mâcher chez Walmart à la possession d’arme à feu. Mais la garde — en unité fermée ou ouverte — est une peine réservée aux crimes graves, nécessitant un effort soutenu de réhabilitation.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Cour du centre jeunesse Laval

Comme en prison, les rivaux sont séparés. Mais on éloigne aussi les copains : on ne veut pas mettre des complices ensemble.

« Ils ont l’air courageux avec leur gang, mais pour aller porter un CV, là ils sont moins confiants », commente la cheffe du programme de réhabilitation des jeunes contrevenants.

La population est troublée en voyant dans les journaux la photo d’une jeune victime innocente tombée sous les balles, poursuit-elle. Les intervenants, eux, ont un double choc. Ils voient le visage du jeune tireur.

C’est quelque chose quand tu vois le petit jeune qui a tiré avec sa petite face de chérubin. Des fois, ils viennent et ils n’ont même pas encore de moustache molle.

La cheffe du programme de réhabilitation des jeunes contrevenants

Armes et réseaux sociaux

Depuis deux ans, l’équipe chargée de faire des suivis de probation et d’évaluer le degré de dangerosité des jeunes et leurs besoins font face à une nouvelle réalité : la possession d’armes à feu chez les mineurs. « Il s’agit des mêmes conflits. C’est la même pensée violente. Mais avec différents outils. Notre méthode est la même : on va déconstruire leur façon d’utiliser la violence comme un outil pour se remonter ou régler les problèmes », nous explique un éducateur.

« C’est vraiment une minorité des jeunes qu’on a qui ont commis des crimes comme ça. Mais ça, c’est ceux qu’on pogne. Certains passent sous le radar », dit la responsable.

Reste qu’une partie du travail de terrain a changé pour ce groupe d’intervenantes aguerries, notamment dans leurs suivis de jeunes en garde ouverte.

« J’ai des jeunes que je ne peux pas rencontrer seule dans ma voiture. Ni chez eux. Et pas dans n’importe quel quartier. Parce qu’on sait qu’ils peuvent se faire tirer dessus. Je dois m’assurer qu’on ne croisera pas des ennemis. Ils ne vont pas juste se taper dessus… »

« Dans la dernière année, j’en ai eu comme quatre avec qui je ne quitterais jamais le centre. Ils sont trop des targets et c’est trop risqué d’être avec eux en public. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Accès extérieur au centre jeunesse de Laval

Certains jeunes sortent même de l’établissement la peur au ventre : ils craignent de prendre l’autobus et de croiser la mauvaise personne. « C’est nouveau depuis un an et demi, cette réalité-là. »

Les réseaux sociaux ont également changé la donne.

Ça ne reste plus juste à l’école et au parc. Si tu te fais humilier, c’est affiché sur Snapchat. Mais tes “victoires” aussi sont filmées là-dessus, pour gagner en crédibilité. C’est devenu un monde où on s’expose de plus en plus.

Une jeune déléguée jeunesse

Traumatismes

Les intervenants et délégués jeunesse se réunissent chaque mardi pour parler d’un cas précis.

« On travaille avec des jeunes humains. L’évaluation de la peine selon la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, ce n’est pas une aspirine pour tout le monde. On a encore beaucoup d’espoir de les réhabiliter, donc on est moins dans l’aspect punitif que pour les adultes. »

Ils sont des contrevenants et leur mode de vie les expose à la violence. Mais ils ont aussi des traumatismes. « Voir son ami se faire poignarder ou poignarder quelqu’un : les deux sont des traumatismes. Il faut travailler avec ça. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Cour du centre jeunesse de Laval

Le groupe d’intervenantes n’est pas dupe : certains jeunes ne vont pas se défaire de leurs mauvaises habitudes.

Mais au centre jeunesse, on se souvient toujours d’eux comme de « petits gars ».

Il y en a, rendus adultes, qui nous appellent de la prison. On est leur seul appel, car personne ne les prend vraiment en charge.

Une intervenante

Cette approche humaine axée sur la réhabilitation fait que parfois, sur le territoire lavallois, les intervenants du centre jeunesse en savent plus sur les conflits en cours que la police locale. « Ils nous parlent. Ils se confient à nous. »

Ils vont identifier de quelle façon la criminalité répond à leurs besoins : argent, estime de soi, liberté, sentiment d’appartenance, compétences. « On va lui exposer d’autres moyens. On présente les avantages à utiliser ces moyens. Car il y a des désavantages à choisir le crime. »

Même quand l’ado demeure turbulent, il est rare que l’équipe n’arrive pas à percer sa carapace, explique la cheffe d’équipe.

À chaque petite amélioration, on les félicite. Et on se rend compte que personne n’a jamais fait ça pour eux.

Une déléguée jeunesse

La population, souvent, est dans le jugement, renchérit-elle.

« On a le “gang de rue” facile par les temps qui courent. Mais tout le monde avec une sacoche et un chandail bleu n’est pas dans un gang. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Grille de sécurité devant le centre jeunesse de Laval

« Lui, il est tough »

Les bras croisés, Nabil*, 18 ans, écoute attentivement Sandra Beaudin, sa déléguée jeunesse, lui réciter le détail de ses altercations d’un ton posé. Le délinquant violent est tout le contraire des stéréotypes associés aux jeunes criminels accusés de délits graves. Il s’exprime bien, est extrêmement poli, il étudie et travaille. Parfois, un discret sourire révèle ses fossettes.

Les blagues et les tournures de phrase ironiques de la déléguée, ni moralisatrice ni complaisante, font sourire Nabil, qui est suivi en garde ouverte. Et l’amènent à se confier plus qu’il ne l’a fait avec les policiers.

Sa vie d’adolescent a été ponctuée de disputes. Elles ont culminé par un épisode de violence l’été dernier.

Il est maintenant accusé de vol qualifié, de port d’arme dans un dessein dangereux et de voies de fait avec lésions.

« Le gars qui a porté plainte se foutait de ma gueule sur Instagram avant que ça arrive. Il me dit : “Viens plus [dans mon coin], si tu viens, on va te battre.” »

Le jour d’après, il va au parc. On lui montre du doigt le garçon qui l’a « provoqué » dans ses messages. « Il riait dans ma face. Il m’a manqué de respect. »

Il le prend par le cou, le jette par terre, le frappe à de multiples reprises au visage, raconte-t-il. « Il s’est levé et il ne ressemblait plus à la même chose », décrit-il sans gêne.

Il approche un couteau de cuisine de la gorge de sa victime, avant de s’emparer de son sac et de son téléphone « pour le ridiculiser », raconte-t-il à Mme Beaudin.

Quand on lui parle de sa victime, son attitude est déconcertante.

Je veux même pas le voir. Il me dégoûte, ce gars-là. Je déteste ce gars. Je le connais pas, mais je le déteste.

Nabil

À une autre occasion, il bat violemment un de ses anciens amis jusqu’à ce que son dos soit noirci par les ecchymoses. Le jeune a beau être inconscient, Nabil continue de frapper. Un enseignant assiste à cette scène sanglante survenue près d’une école.

Nabil sort alors un couteau de cuisine de son sac. Il le pointe vers l’enseignant.

En revenant sur les faits, il affirme que l’adulte se serait montré menaçant envers lui.

« Je ne souhaite pas sa réussite dans la vie », dit-il en se rongeant les ongles.

Ni remords ni compassion

Nabil s’est montré transparent. Il confie à Mme Beaudin des détails sur des délits pour lesquels il n’a jamais été arrêté.

Il se balade souvent avec un couteau au cas où des gens le provoqueraient, admet-il.

Un an après ses crimes, il n’a jamais récidivé. Mais il éprouve peu de compassion envers ses victimes.

Un simple « nique ta mère » suffit pour allumer la flamme de ce jeune qui présente pourtant de belles habiletés, soutient Sandra Beaudin.

Il vient d’une bonne famille. Ses parents lui ont transmis de belles valeurs. Souvent, il y a ce préjugé que les jeunes viennent de mauvaises familles négligentes, mais je me retrouve souvent devant des parents qui ont donné le meilleur pour leur enfant.

Sandra Beaudin, déléguée jeunesse

Des réseaux sociaux au parc

Tout au long de leur discussion, Sandra Beaudin prend les notes qui garniront le rapport prédécisionnel requis par la juge.

« Je ne vais pas te mentir, Nabil, je vais recommander une garde fermée de six mois. »

L’accessibilité aux armes à feu a changé la donne. Nabil n’en possède pas, mais sa manière de gérer sa colère inquiète.

« Il n’a pas de pistolet, mais il connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un… Il pourrait s’en procurer un. Il n’est vraiment pas dans un gang, mais il sait qui ils sont et ils savent qui il est. »

Sarah Beaudin soupire. « C’est un garçon qui s’exprime très bien. Mais lui, il est tough. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Un accès au centre jeunesse de Laval

Au tribunal

« Nabil, je ne sais pas pourquoi tu as cette colère en toi », tonne la juge.

Nous sommes lundi matin. Le jeune homme reçoit sa peine.

Quand il n’a pas les bras croisés, il joue avec l’ourlet de son t-shirt en tapant du pied, vêtu de rouge de la tête aux pieds.

La suggestion de garde fermée — la peine la plus sévère — ne passe pas auprès de la défense malgré la violence des délits et l’absence de remords.

On estime que Nabil est resté calme depuis un an, et la garde fermée l’empêcherait de garder son emploi. Avec la Couronne, on veut présenter une suggestion commune : garde ouverte de six mois. Pourquoi ne pas avoir poussé pour la garde fermée ? « Je préfère avoir un Nabil ouvert à travailler sur lui-même et coopératif, plutôt qu’un jeune qui va rentrer à reculons. »

La juge sourcille quand le jeune homme se présente devant elle, les mains dans les poches. « La suggestion commune est une garde ouverte, mais moi, à la lecture du rapport, je t’aurais mis en garde fermée, et pour beaucoup plus longtemps que six mois. »

Nabil avait 17 ans au moment des délits dont il est accusé. Il est désormais majeur, lui rappelle la juge.

« J’espère ne pas te revoir aux adultes. »

Le rôle des délégués jeunesse

Les délégués jeunesse font un portrait du délinquant, établissent ses besoins, déterminent quelle est sa place dans a collectivité avant un jugement. Ils proposent une peine au juge, qui n’est toutefois pas obligé d’en tenir compte.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Couloir du centre jeunesse de Laval

La rédemption d’Emmanuel

Rares sont les criminels endurcis qui se sont complètement détachés du monde interlope. C’est pourtant le cas d’Emmanuel*, qui est passé des violents conflits entre gangs au centre jeunesse.

Emmanuel se rappellera toujours son premier pas vers la rédemption.

C’était au tribunal de la Chambre de la jeunesse. La mère de sa victime venait témoigner.

« On a quitté notre pays à cause de la guerre. Mais maintenant, mon fils est dans une autre guerre, qui risque de l’achever. »

La propre mère d’Emmanuel, présente dans la salle d’audience, a poussé un gémissement. Dans le box des accusés, il a frissonné. « Je savais qu’elle se disait que ça aurait pu être moi, la victime. C’est passé proche plusieurs fois. »

C’est la première fois que le jeune membre de gang de rue, alors mineur et accusé d’un crime grave, ressent de l’empathie pour une de ses victimes. « Je me suis questionné sur mes choix. »

« Tu te crois intouchable »

Arrivé d’Afrique à Montréal au début de son enfance, Emmanuel a été élevé par une mère seule. « Je suis devenu vite l’homme de la famille, je ne voulais pas être un fardeau pour elle. »

À 12 ans, les « missions » commencent : crever un pneu, agresser une dame, voler un inconnu, une fraude, puis une autre… Il gagne en crédibilité et en confiance en lui. Il empoche 100 $, puis 300 $, puis 1000 $.

Comme il ne se fait jamais arrêter, il développe un profond sentiment d’impunité qui l’incite à faire des coups toujours plus gros.

« Tu te crois intouchable jusqu’à ce que tu te fasses arrêter. »

Les valeurs, c’est devenu “tout pour l’argent”. Je faisais ça pour ma mère, mais ce n’étaient pas les valeurs qu’elle m’avait enseignées. On lui montrait des photos de moi avec des armes à feu, elle n’y croyait pas.

Emmanuel

Il se fait vite approcher par des vétérans, croise la route de motards.

« Tu te mets en danger et ta famille aussi. Mais tu ne vois pas ça quand tu es dedans. C’est tout pour l’argent. »

À l’université

Après son passage au tribunal de la Chambre de la jeunesse il y a quelques années, Emmanuel a écopé d’une longue peine. Quelques mois en détention n’auraient pas suffi à sa réhabilitation, plaide-t-il aujourd’hui.

Il termine sa scolarité au centre jeunesse. Il obtient d’excellentes notes et persévère grâce à des bourses offertes notamment par la Fondation des jeunes contrevenants.

« Même après [ma sortie], je continuais à appeler les intervenants. Le réseautage positif que je me suis forgé avant de sortir a fait toute la différence. »

Emmanuel entame maintenant un programme universitaire et prévoit acheter une propriété.

Je crois à des peines plus longues pour se réhabiliter et travailler sur sa façon de penser. Les gars s’en foutent, de la prison pour un an. Même adulte, à Bordeaux et à [Rivière-des-Prairies]. La seule chose qui leur fait peur, c’est le pénitencier.

Emmanuel

« Une coche au-dessus »

« Aujourd’hui, je les trouve plus fous que quand moi j’étais là-dedans », lance Emmanuel.

Les jeunes criminels de la « nouvelle génération » ne semblent pas se soucier d’être des cibles, de s’exposer, de mettre leur famille en danger, poursuit-il.

Pourtant, son passé trouble est relativement récent. « Je connais des gars qui sont au pénitencier à vie pour un simple “fils de pute”, j’ai vu des gars mourir pour des choses banales. »

Mais aller tirer sur un innocent, le scoring sur les réseaux sociaux, c’est « une coche au-dessus » de ce qu’il a connu.

Oublie ça. Je trouve ça dégueulasse. Je me dis : “C’est rendu là ? Des pointages sur les réseaux sociaux ?”

Emmanuel

À son époque, pas si lointaine, il y avait une structure. Aujourd’hui, il y a moins de raisons de s’associer à un plus vieux qui a la tête froide.

« Il y avait une crainte des plus vieux. Aujourd’hui, le respect s’est perdu, car tout le monde sait comment faire beaucoup d’argent maintenant. »

C’était déjà présent à son époque, évoque-t-il. « Quand on voyait un article dans le journal qui parlait de coups de feu, on se le disait entre nous : tu as fait “un coup de journal”. »

Acquérir sa première arme à feu était complexe. Il a dû avoir des contacts. « Maintenant, ça me sidère comment tout le monde peut s’en procurer. »

Emmanuel insiste : pour des histoires qui finissent bien, il faut que la société puisse accepter des gens qui ont fait de mauvais choix dans le passé. Durant la pandémie, il a posé sa candidature à un poste d’agent de sécurité. Vu ses antécédents criminels datant de l’époque où il était mineur, l’entreprise n’a pas voulu l’embaucher. « J’ai fini par l’avoir. Mais il m’a fallu un avocat et plusieurs appels. Ça a pris cinq mois. Un jeune qui veut retourner dans le crime va le faire. »

* Prénom fictif

Les intervenants qui interagissent au quotidien avec les jeunes ont requis l’anonymat pour ne pas rompre le lien de confiance.