Le 28 juillet 1972, André Vassart, un élève de 16 ans, a été tué d’une balle à la tête par un policier de Sainte-Thérèse, dans les Laurentides. S’en sont suivies des nuits de violentes manifestations qui ont culminé par l’imposition d’une loi antiémeute et fait réagir jusqu’au premier ministre Robert Bourassa.

Chapitre 1 : « Hey, le blond, viens ici ! »

Sainte-Thérèse — Il était un peu passé 19 h 30 quand l’homme est allé porter plainte aux policiers.

Un jeune aux cheveux blonds vend du cannabis de l’autre côté de la rue, en face du poste de police, leur a-t-il dit.

Les policiers sont sortis et ont interpellé l’adolescent. « Hey, le blond, viens ici, on veut te parler ! » C’était un chaud vendredi soir d’été, le 28 juillet 1972, au centre de Sainte-Thérèse, dans les Basses-Laurentides.

L’adolescent, André Vassart, 16 ans, menait une vie tranquille. Frêle, portant les cheveux longs, il était le troisième d’une famille de quatre enfants, aimait la musique pop, regarder la télévision et provoquer l’agacement de ses proches en apprenant sans trop de succès à jouer de la guitare.

André Vassart avait fait parler de lui quelques années plus tôt en raison d’une prouesse médicale : né avec un problème au cœur, il avait été à l’âge de 9 ans l’un des premiers Québécois à subir avec succès une opération à cœur ouvert. L’adolescent gardait de cet épisode une crainte pour l’activité physique, a plus tard dit au tribunal son père, Maurice Vassart, conciliateur au ministère fédéral du Travail et ancien président du syndicat des employés de l’usine General Motors à Sainte-Thérèse.

Sur le trottoir, voyant qu’il était interpellé, André Vassart s’est éloigné. Puis il s’est mis à courir pour s’enfuir, et les deux policiers sont partis à la course derrière lui. L’un d’eux, l’agent André Goulet, a dégainé son arme.

Quelques minutes plus tard, André Vassart gisait étendu sur le sol du village qui l’avait vu grandir, atteint d’une balle de calibre 38 à la tête. L’adolescent a été transporté en ambulance à l’hôpital de Saint-Jérôme, où son décès a été constaté.

Le lendemain, samedi, la nouvelle de la mort de l’adolescent s’est répandue à Sainte-Thérèse.

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Marie-Andrée Petelle

La foule grossit

Marie-Andrée Petelle, enseignante alors au début de la trentaine, a appris la mort du jeune Vassart à la radio. Le bulletin de nouvelles indiquait qu’une manifestation se préparait au centre de Sainte-Thérèse, devant le poste de police et l’hôtel de ville.

« Ma maison était à cinq minutes à pied de là, et j’ai décidé d’y aller », dit-elle.

Sur place, Mme Petelle a été surprise par l’ampleur de la foule, qui comptait déjà des centaines de personnes.

« Il y avait un mélange de tristesse, d’incompréhension et de colère, se souvient-elle. Des gens pleuraient, d’autres étaient venus avec leurs enfants, il y avait des jeunes qui se sont mis à insulter des policiers… »

En soirée, plus de 1000 personnes se trouvaient au centre de Sainte-Thérèse, qui comptait alors 7000 habitants. L’escouade antiémeute de la Sûreté du Québec était sur place, de même que de nombreux policiers appelés en renfort des villes avoisinantes.

Dans la foule, un nom circulait. On cherchait le policier dont la balle avait tué l’adolescent, l’agent André Goulet.

Chapitre 2 : « C’était dangereux »

Âgé de 21 ans, le policier André Goulet habitait avec ses parents dans une petite maison de deux étages située rue Saint-Jean, au centre de Sainte-Thérèse.

Des manifestants ont vite trouvé l’endroit et ont commencé à faire du saccage à l’extérieur. « On veut Goulet ! On veut Goulet ! », ont-ils scandé. Une dizaine de jeunes hommes ont saisi le camion des Goulet qui se trouvait dans l’entrée de garage et l’ont renversé, l’abandonnant les roues pointées vers le ciel.

Dans la maison, Élie Goulet, père d’André Goulet, était assis dans son salon, deux carabines de chasse posées à ses côtés, prêt à tirer sur quiconque essaierait d’entrer chez lui. « Si on m’attaque, je vais me défendre », a-t-il confié aux journalistes. André Goulet était caché à l’intérieur, mais personne n’est entré.

Dans la soirée, le centre-ville de Sainte-Thérèse a été saccagé par des émeutiers. Plusieurs ont peint d’énormes « V » en blanc sur des édifices publics, en souvenir du jeune Vassart. Voulant disperser la foule, des policiers ont lancé des capsules de gaz lacrymogène.

Gaston Charette était en service ce soir-là. Policier à Blainville, M. Charette avait été envoyé de toute urgence à Sainte-Thérèse afin de prêter main-forte aux policiers locaux qui étaient dépassés par l’ampleur de la foule.

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Gaston Charette

« C’était dangereux, se souvient-il. Il fallait être prudent, parce que des gens nous lançaient toutes sortes d’affaires. Il fallait avoir des yeux tout le tour de la tête. Des gens sur leur balcon au deuxième étage nous lançaient des choses. On défonçait la porte et on allait chercher le gars en haut. On ne niaisait pas. »

Alors qu’il était agenouillé pour faire une arrestation rue Blainville Est, Gaston Charette a reçu un coup de pied derrière son casque, un geste immortalisé dans une photo de presse. « Heureusement, le manifestant portait des souliers de course, et non des bottes, alors ça a absorbé une partie de l’impact et je n’ai pas été blessé », se souvient le policier aujourd’hui à la retraite.

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Gaston Charette a reçu un coup de pied derrière son casque.

Une année trouble

L’année 1972 faisait partie d’une ère de contestation au Québec, rappelle l’historien Martin Rodgers. Deux ans plus tôt, la province avait été plongée dans la crise d’Octobre, avec la promulgation de la Loi sur les mesures de guerre par le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau.

« Il y avait dans l’air un esprit de méfiance à l’égard des autorités, dit-il. La contestation était entre autres menée par des étudiants, et les gens qui se sont mobilisés pour les manifestations à Sainte-Thérèse étaient aussi des étudiants. »

Beaucoup de jeunes étaient dans la rue pour dénoncer la mort d’André Vassart, mais aussi la violence policière en général. Ils accusaient les policiers de harceler et de battre des adolescents en toute impunité sous prétexte qu’ils avaient du cannabis sur eux, ou qu’ils en consommaient.

De façon générale, le Québec était aussi beaucoup plus violent à cette époque qu’aujourd’hui. La province a enregistré 150 homicides en 1972, contre 87 en 2021.

Au soir de l’émeute du 29 juillet, 24 manifestants, dont le fils du maire de Sainte-Thérèse, René A. Robert, ont été arrêtés.

Le lendemain matin, dimanche, du verre brisé craquait sous les souliers des rares passants sur les trottoirs du centre-ville. L’endroit était désert, mais n’allait pas le rester longtemps.

En après-midi, une foule a commencé à s’assembler devant le poste de police.

Vers 20 h 30, plus d’un millier de personnes y étaient, selon les journalistes sur place.

« La loi de l’émeute »

Dans son bureau, le chef de police par intérim, Yvon Joyal, regardait avec nervosité la foule grossir dans la rue pour la deuxième soirée consécutive. « Il y en a qui vont lancer des bouteilles, nous serons forcés de réagir et on dira encore que c’est la police qui use de violence », a-t-il confié au Journal de Montréal.

Quelques instants plus tard, des bouteilles ont éclaté, et la police antiémeute sortait avec casques et matraques pour arrêter des émeutiers. Les policiers ont lancé des douzaines de capsules de gaz lacrymogène.

À 22 h 45, le maire René A. Robert est sorti sur le trottoir. Devant 300 personnes, il a officiellement proclamé « la loi de l’émeute », soit l’article 68 du Code pénal, en vertu duquel toute personne circulant dans un secteur donné peut être arrêtée et incarcérée indéfiniment.

Le maire Robert est monté dans une voiture de patrouille pour répéter son ordre dans les haut-parleurs. Lancée dans sa direction, une brique a pénétré dans le véhicule par une fenêtre ouverte, mais personne n’a été blessé.

Peu à peu, les dernières personnes toujours sur place ont disparu dans la nuit, laissant derrière elles un quartier dévasté.

Chapitre 3 : Meurtre ou accident

Le service funéraire d’André Vassart a eu lieu à Blainville plutôt qu’à Sainte-Thérèse, pour éviter du grabuge. Plus de 200 personnes y ont assisté. Tout s’est déroulé sous haute surveillance policière, et aucun heurt n’est venu perturber la cérémonie.

Le maire Robert s’est présenté aux funérailles, mais n’a pas été reçu par la famille Vassart.

Marie-Andrée Petelle note que le drame a plongé la communauté dans une grande incompréhension. « Le fait qu’un jeune ait été tué a fait réfléchir. On se demande : elles sont où, les failles qui ont mené à ça ? »

Enquête publique

Sur toutes les lèvres, une question : comment un adolescent qui fuyait et qui ne présentait aucune menace a-t-il fini avec une balle dans la tête ?

Selon la version de la police, l’agent Goulet a dit avoir tiré un coup de feu de semonce en direction d’un champ vide pour signifier à l’adolescent d’arrêter sa course. Voyant que cela ne fonctionnait pas, le policier aurait enjambé une clôture pour continuer sa poursuite. C’est après avoir enjambé la clôture que l’agent Goulet dit être atterri avec un choc qui l’aurait fait appuyer sur la détente de son revolver accidentellement. La balle aurait possiblement fait un ricochet au sol avant d’atteindre le jeune Vassart, qui était à 30 m environ.

D’autres témoins ont juré avoir vu l’agent Goulet viser le jeune Vassart avant de faire feu avec son arme.

Au lendemain de la tragédie, plusieurs organisations, dont la Ligue des droits de l’homme, la Fédération des travailleurs du Québec et les Travailleurs unis de l’automobile, ont demandé une enquête publique sur la mort de l’adolescent.

Le président de la FTQ, Louis Laberge, a affirmé : « Ce qui pourrait être considéré comme un accident malheureux nous laisse même songer qu’il pourrait s’agir d’un meurtre. »

Après la mort d’André Vassart, son père, Maurice Vassart, a donné plusieurs entrevues dans lesquelles il exprimait sa tristesse et son désarroi. Questionné pour savoir si la mort de son fils était due à un accident, il a répondu :

Si c’est un accident dû à l’inexpérience d’un constable ou à un manque de maturité d’un constable, pour moi, ce n’est pas un accident. C’est de la négligence criminelle.

Maurice Vassart, père d’André Vassart

Manque de formation

Le drame a mis en lumière le manque de formation des policiers, surtout des policiers des petites villes de banlieue, souligne Martin Rodgers.

« À Montréal, les policiers devaient suivre un entraînement, mais dans les petites municipalités du Québec, aucune formation n’était exigée », dit-il.

Le policier André Goulet n’avait reçu aucune formation au moment de rejoindre les rangs de la police de Sainte-Thérèse, à l’âge de 19 ans. On lui a remis un badge, une arme, des menottes et on lui a dit qu’il allait apprendre avec l’expérience.

Gaston Charette peut témoigner de cette façon de faire. Il travaillait à l’aréna de Blainville en 1968 quand il a entendu dire que la police municipale embauchait.

Je me suis rendu au poste de Blainville pour passer un examen, mais c’était vraiment stupide, il fallait répondre à des questions et parler anglais un peu, ce genre de choses… Une semaine après, ils m’ont appelé. Ils m’ont donné un revolver, et j’ai commencé à travailler.

Gaston Charette, ex-policier à Blainville

L’embauche est arrivée tellement vite que M. Charette n’avait pas encore son permis de conduire. Mais son supérieur lui a dit de conduire une voiture de patrouille malgré tout. « J’étais nerveux en maudit… Ça a duré une semaine avant que j’aie finalement mon permis », dit-il.

Ce n’est qu’à partir du 3 février 1971 que Québec a exigé des nouveaux policiers municipaux qu’ils s’inscrivent à l’Institut de police de Nicolet afin d’y suivre une formation. À Sainte-Thérèse, l’agent André Goulet avait été embauché en octobre 1970, soit quatre mois avant l’entrée en vigueur de ce règlement.

Évènement troublant

En plus de l’inexpérience, un autre évènement pourrait expliquer pourquoi l’agent André Goulet a dégainé son arme pour poursuivre l’adolescent.

Quelques semaines avant le drame, l’agent Goulet s’était fait attaquer par un groupe de jeunes motocyclistes, qui l’avaient jeté par terre et battu. Son revolver était tombé et il n’avait pu s’en servir pour se protéger. Blessé, le policier n’avait pu travailler pendant deux semaines.

Deux échevins furieux avaient écrit au jeune policier pour lui reprocher de ne pas avoir utilisé son arme dans cette altercation, avait rapporté La Presse à l’époque.

Le 9 août 1972, le coroner Jean-Louis Taillon a ouvert une enquête dans le but de faire un rapport sur la mort d’André Vassart – à cette époque, il incombait aux coroners d’enquêter en vue d’éventuellement déposer des accusations criminelles.

Au palais de justice de Saint-Jérôme, le coroner a entendu 18 témoins, dont le policier André Goulet. Un expert en arme à feu est aussi venu dire qu’il fallait exercer une pression de 12 lb sur la détente du revolver utilisé par le policier pour pouvoir faire feu.

Deux jours plus tard, le 11 août 1972, le coroner a déposé son rapport.

Dans ses remarques, Jean-Louis Taillon a déclaré : « Les jeunes sont des citoyens à part entière. Ils ont des devoirs de citoyens, mais aussi le droit à la même protection que les adultes dans les limites de la loi. Il serait aussi faux de dire qu’ils sont des fumeurs de drogue qu’il serait faux de dire que les policiers sont des maniaques du revolver. »

L’une de ses recommandations adressées au gouvernement du Québec était la mise sous tutelle du service de police de Sainte-Thérèse.

« Ç’a été soumis au premier ministre Robert Bourassa, qui n’a finalement pas donné suite à cette recommandation », note Martin Rodgers.

Dans son rapport, le coroner tenait André Goulet criminellement responsable de la mort d’André Vassart. L’agent Goulet a été arrêté et emmené en cellule au quartier général de la Sûreté du Québec, rue Parthenais, à Montréal. Sa comparution était prévue pour le lendemain.

Chapitre 4 : Les menottes aux poings

C’est les menottes aux poings et escorté de 12 policiers qu’André Goulet a été présenté devant le juge André Lagarde au palais de justice de Saint-Jérôme le samedi 12 août 1972.

Le spectacle d’un policier menotté a envoyé une onde de choc dans les forces policières québécoises. George Wurtele, avocat de l’accusé, a dit : « C’est une gifle à tous les corps policiers du Québec. »

Le policier a pu recouvrer sa liberté sous caution le même jour. L’enquête préliminaire a commencé, et été placée sous la responsabilité du juge André Chaloux.

Or, moins d’un an plus tard, le 16 février 1973, le juge Chaloux a décidé de fermer le dossier de « l’affaire Vassart » de façon définitive et de mettre fin aux accusations qui pesaient sur le jeune policier, ce qui n’était pas un acquittement, a-t-il précisé.

Dans son jugement de 42 pages, le juge Chaloux écrit que le climat émotionnel entourant la mort de l’adolescent a rendu impossible l’impartialité des témoins de la scène.

« Le juge Chaloux base sa décision sur les nombreux témoignages entendus au cours de l’enquête, et qu’il dit être contradictoires ou imprécis dans un grand nombre de cas », a écrit La Presse.

Pas « assez de preuves »

Selon le juge, il n’y a pas « assez de preuves » qui pourraient permettre à un jury de déclarer l’agent coupable de négligence criminelle. Le policier a pu recevoir son salaire rétroactivement depuis le 28 juillet, jour de la mort d’André Vassart.

Le père de la victime, Maurice Vassart, a confié aux journalistes présents lors du retrait des accusations qu’il n’avait pas de commentaires à faire au sujet de la décision du juge.

En juillet 1973, quelques mois après avoir été libéré des accusations qui pesaient sur lui, André Goulet était l’un des finissants de l’Institut de police du Québec, à Nicolet. Questionné sur son avenir, le policier a répondu tout simplement : « Pas de commentaires. » Il a réintégré la police de Sainte-Thérèse, mais a remis sa démission peu après.

André Goulet a quitté la région, et n’a plus travaillé comme policier. Selon Marie-Andrée Petelle, qui l’a croisé quelques fois depuis au fil des ans, il a « payé sa dette » pour la mort de l’adolescent, qu’il a eue sur la conscience toute sa vie.

« Il ne s’en est jamais vraiment sorti. Il a vécu un choc émotionnel fort. C’est un gars qui porte une très grande douleur. »

Souvenir indélébile

La mort d’André Vassart a marqué les esprits à l’époque. Dans un compte rendu sur « l’affaire Vassart », l’auteur John Allore a relevé l’an dernier que le chanteur Jacques Michel avait interprété en concert en 1974 Requiem pour un oiseau, une chanson composée en l’honneur du jeune André Vassart.

L’affaire est ensuite largement tombée dans l’oubli – sauf, bien sûr, pour les personnes touchées par le drame.

Lorsqu’elle était enseignante au primaire à Sainte-Thérèse, Marie-Andrée Petelle a eu la jeune sœur du policier André Goulet dans sa classe. « J’avais un très bon contact avec les parents. La mère, elle venait m’aider à l’école. C’étaient des gens très impliqués. C’est pour ça que j’ai toujours trouvé ça d’une tristesse infinie, cette histoire-là », note Mme Petelle, membre du conseil d’administration de TVBL, qui a réalisé un épisode sur la mort d’André Vassart plus tôt cette année.

Même si la formation des policiers est aujourd’hui à des années-lumière de ce qui était la norme dans les années 1970, Mme Petelle se demande si les choses ont beaucoup changé.

Mme Petelle cite le cas de Mamadi Camara, ce chargé de laboratoire de Polytechnique qui a été arrêté et accusé à tort de tentative de meurtre à l’endroit d’un policier de Montréal à l’hiver 2021, avant d’être relâché quelques jours plus tard, innocenté par une caméra de surveillance.

« Il faut réfléchir avant d’agir, dit-elle. Quand tu laisses tes émotions te contrôler, n’importe quel geste peut arriver. Je ne suis pas certaine que cette leçon-là ait été apprise par tous. »