Une juge de paix magistrate de la Cour du Québec se retrouve dans l’embarras pour avoir elle-même déposé un document dans un dossier « polarisant » d’une collègue devant la Cour supérieure. Une affaire déontologique qui expose la difficulté pour les policiers d’enquêter sur les prédateurs sexuels sur les réseaux sociaux.

« C’est une erreur grossière de ma part dont je n’ai pas mesuré la portée », a admis la juge de paix magistrate Dominique Benoit dans une lettre envoyée au Conseil de la magistrature l’an dernier. Le comité d’enquête du Conseil a entendu les parties le 17 juin dernier lors d’une audience dont l’existence n’était toutefois mentionnée nulle part sur le site de l’organisation.

À l’origine de cette affaire : une enquête policière sur un cas de leurre informatique et de distribution de pornographie juvénile. En février 2021, une adolescente de 15 ans se plaint qu’un internaute l’a forcée à lui envoyer des photos intimes d’elle-même sur l’application Snapchat. Le prédateur la menaçait d’envoyer des photos compromettantes à ses amis si elle n’obtempérait pas, révèle un document judiciaire. L’internaute voulait également avoir une relation sexuelle avec la victime.

Refus de délivrer l’ordonnance

Pour identifier le suspect et « solutionner le crime », l’enquêteuse du Service de police de la Ville de Montréal s’est tournée vers la Cour du Québec pour obtenir une ordonnance générale de communication afin de forcer la société mère de Snapchat en Californie à remettre les informations associées au compte du suspect.

Or, la juge de paix magistrate Suzanne Bousquet a refusé de délivrer l’ordonnance, puisqu’elle ne considère pas avoir juridiction à l’extérieur du Canada. Un arrêt rendu en 2018 par la Cour d’appel de Colombie-Britannique a ouvert la porte à ce type d’ordonnance extraterritoriale. Mais cette décision d’une autre province — et donc non contraignante — ne fait pas l’unanimité parmi les juges de paix magistrats à Montréal. Trois d’entre eux n’adhèrent pas à ce principe, selon la juge Bousquet.

Le ministère public a ainsi fait appel de cette décision en mars 2021 (par un bref de certiorari) devant la Cour supérieure du Québec pour faire trancher la question. Le juge Michel Pennou est toujours en délibéré à ce sujet.

Dépôt d’un article

C’est à ce moment de l’histoire qu’intervient la juge Dominique Benoit. Cette semaine de juillet 2021, elle était affectée aux autorisations judiciaires à Montréal. De son propre chef, elle s’est rendue au greffe du palais de justice pour déposer au dossier de cour un article de doctrine d’un professeur soutenant la position de sa collègue.

Le seul but était d’éclairer la réflexion que ce soit dans un sens ou dans l’autre. Aucun juge n’étant encore saisi du dossier, je n’ai pas réfléchi davantage.

La juge Benoit dans sa lettre

Quand elle a réalisé que sa collègue Suzanne Bousquet risquait d’être accusée d’ingérence et que les autres juges de paix pourraient être « inquiétés » par sa « démarche », la juge Benoit a informé le juge Michel Pennou, de la Cour supérieure, du dépôt du document en octobre 2021. « Il n’a jamais été question pour moi de discuter de l’affaire », assure-t-elle dans sa lettre.

Mis au courant, le juge en chef associé de la Cour du Québec, Scott Hughes, a porté plainte contre la juge Benoit au Conseil de la magistrature du Québec en novembre 2021. « Le juge doit, de façon manifeste, être impartial et objectif », écrit-il dans sa plainte.

La juge Benoit se dit « inquiète » que la plainte provienne du juge en chef associé « vu sa position d’autorité » de vice-président du Conseil de la magistrature ; le juge en chef associé est automatiquement membre du Conseil. La juge Benoit estime « regrettable » de ne pas avoir été rencontrée par le juge Hughes et s’« explique mal » l’absence d’une démarche simple pour éclaircir la situation.

« Avec le recul, je ne peux qu’être désolée de ma conduite irréfléchie. Je m’explique encore mal les raisons de cette initiative, que j’attribue en grande partie à un excès de zèle déplacé de ma part, dans le contexte d’un intérêt pour une question juridique polarisante et suscitant beaucoup de discussions », explique la juge Benoit.

Le Conseil de la magistrature a pris l’affaire en délibéré.

Avec la collaboration de Daniel Renaud, La Presse