Le journaliste Alain Gravel et la Société Radio-Canada sont condamnés conjointement à verser 60 000 $ en dommages à l’homme d’affaires Lee Lalli, qui avait fait l’objet d’un reportage de l’émission Enquête intitulé « Terrain miné par la mafia », diffusé en mars 2013.

La Cour suprême du Canada a en effet refusé jeudi d’entendre la demande d’appel du journaliste et de la société d’État, qui contestaient une décision de la Cour d’appel du Québec rendue en octobre dernier obligeant conjointement Alain Gravel et Radio-Canada à verser les 60 000 $ en question.

Le reportage portait sur un profit faramineux tiré de transactions immobilières réalisées par M. Lalli et liait ce dernier à des membres connus de la mafia italienne de Montréal.

Lee Lalli avait déposé une poursuite de 300 000 $, soit 200 000 $ en dommages compensatoires et 100 000 $ en dommages punitifs, invoquant une atteinte à son honneur, à sa dignité et à sa réputation. La poursuite avait initialement été rejetée par le juge Lukasz Granosik, de la Cour supérieure, qui estimait alors que le reportage était « rigoureux » et que la preuve de ces dommages était « inexistante ».

Image déformée de la réalité

La Cour d’appel avait toutefois fait une analyse tout à fait contraire. La décision du banc de trois juges, rédigée par le juge Jocelyn Rancourt, notait que M. Lalli avait été « dépeint comme une personne ayant des liens avec la mafia et des entrées à la Ville, ce qui lui a permis de faire un immense profit à la suite de la vente d’un terrain acheté pour 50 000 $ et revendu 4500 000 $ ».

Selon le juge Rancourt, « la faute la plus importante commise par [Alain] Gravel et la SRC réside dans l’image déformée de la réalité issue de l’impression générale se dégageant du reportage de l’émission Enquête ».

Cette impression générale se traduisait par les éléments suivants : « Lalli, un membre de la mafia, a acheté un terrain d’une valeur de 50 000 $, qu’il a revendu 4500 000 $ quelques années plus tard, grâce à un arbitrage mené par le parrain de la mafia, Vito Rizzuto, ainsi qu’à trois changements de zonage. Lalli a falsifié la signature de l’un des représentants de la Fondation pour obtenir une procuration lui permettant de demander le premier changement de zonage. C’est grâce à ses contacts politiques que Lalli a obtenu ces changements de zonage, car [le maire de Montréal, Michael] Applebaum les a approuvés en allant à l’encontre de l’avis de ses spécialistes. »

« Cette impression générale déforme la réalité », tranchait alors le juge Rancourt.

Le juge soulignait, entre autres, que la transaction avait été réalisée en deux parties totalisant 1,85 million et, donc, que « le prix payé n’est pas réellement 50 000 $. [Alain] Gravel le sait et choisit tout de même de présenter le tout comme s’il s’agissait d’une vente pure et simple au montant de 50 000 $ ».

Ensuite, poursuivait-il, « le reportage sous-entend clairement que Lalli a bénéficié de la vente du terrain à 4500 000 $ en 2007 alors que Lalli n’était plus propriétaire du terrain depuis 2006 ». Les éléments de changement de zonage avancés dans le reportage n’étaient pas fondés, ajoutait le magistrat : « Il n’y a donc eu aucun changement de zonage. »

Liens avec la mafia

Parmi ses autres reproches, le juge notait que « le reportage donne la nette impression que Lalli fait partie de la mafia et non pas seulement qu’il a des « liens » avec des personnes issues de cette organisation criminelle. […] Pourtant, tout ce que l’information détenue par [Alain] Gravel révèle, c’est que Lalli connaît [Vito] Rizzuto, [Tony] Magi et [Frederico] Del Peschio, qu’il est un bon ami de ce dernier et qu’il a déjà rendu des services n’ayant rien d’illégal à [Vito] Rizzuto. [Alain] Gravel n’a aucune information qui révélerait la participation de Lalli à des activités criminelles liées à la mafia. »

En somme, concluait-il « [Alain] Gravel a commis des fautes à la fois dans sa cueillette de l’information en ne respectant pas les normes journalistiques professionnelles et dans sa manière de présenter l’information. Le portrait des faits s’en trouve déformé. Il vise à raconter une histoire plus accrocheuse, plus sensationnelle et plus intéressante qu’elle ne l’est réellement. Ces fautes sont également imputables à la SRC », écrivait le juge.

La Cour suprême vient ainsi entériner ces conclusions.

Pas de dommages punitifs

Par ailleurs, la décision s’accompagnait d’un ajout du juge Martin Vauclair, qui aurait condamné Alain Gravel, mais pas Radio-Canada, à verser 15 000 $ additionnels en dommages punitifs. Le juge Vauclair estimait que « les décisions prises et les fautes commises par [Alain] Gravel sont des gestes fautifs réfléchis qui, dans le contexte, ne pouvaient faire autrement que de rendre extrêmement probable l’atteinte à la réputation de l’appelant ».

« Le reportage visait manifestement à relier l’appelant à la mafia italienne et à la corruption pour la vente d’un terrain avec des profits faramineux. Pour ce faire, le reportage présente des faits que [Alain] Gravel sait incomplets et inexacts », écrivait alors le juge Vauclair.

Le juge Vauclair rappelait qu’« il est indiscutable que les médias jouent un rôle de premier plan dans une société libre et démocratique. Mais précisément parce que ce rôle est primordial et important, il s’accompagne de responsabilités. Comme l’écrit la Cour suprême, "malgré son importance indéniable, la liberté d’expression n’est pas absolue, […] la liberté d’expression peut être limitée par les exigences du droit d’autrui à la protection de sa réputation" ».

Les deux autres juges n’avaient toutefois pas appuyé cette volonté d’imposer des dommages punitifs.

Déception à Radio-Canada

La société d’État est évidemment déçue de la décision du plus haut tribunal de ne pas entendre sa demande d’appel.

Dans un communiqué publié à la suite de la décision, la SRC fait valoir que la question « revêt une grande importance pour la pratique du journalisme d’enquête. Radio-Canada espérait que le plus haut tribunal du pays éclaircisse certains aspects du recours en diffamation au Québec, particulièrement en matière de journalisme d’enquête. »

La directrice générale de l’Information de Radio-Canada, Luce Julien, rappelle dans le communiqué que « le journalisme d’enquête sert avant tout l’intérêt public et sa pratique est essentielle dans une société démocratique. Le travail de nos équipes qui s’y consacrent soulève des questions importantes. Il est au cœur de notre mandat et de notre mission d’informer. C’est pourquoi nous allons continuer à poursuivre cette mission avec la rigueur qui nous caractérise et le même professionnalisme. »