Des procureurs de la Couronne fédérale impliqués dans la tenue du mystérieux procès secret dénoncé par la classe politique et la magistrature ont exceptionnellement obtenu l’autorisation de défendre leurs façons de procéder devant la Cour d’appel en cachant leur visage et leur voix lundi prochain, car ils refusent d’être identifiés publiquement.

Ces procureurs, qui relèvent de la patronne du Service des poursuites pénales du Canada (SPPC) Kathleen Roussel, avaient envoyé récemment une lettre à la Cour d’appel pour annoncer qu’ils n’avaient aucune intention de se présenter en personne devant les juges chargés d’examiner ce dossier délicat.

PHOTO FOURNIE PAR SÉBASTIEN LAVALLÉE

Kathleen Roussel, patronne du Service des poursuites pénales du Canada

Les procureurs disaient que s’ils apparaissaient en public, cela permettrait de découvrir l’identité de l’accusé jugé dans le cadre du procès secret, un informateur de police qui doit demeurer anonyme pour sa sécurité.

« Nous n’entendons pas comparaître en personne en salle d’audience », écrivaient les procureurs.

« Nous envisageons potentiellement [d’]assister en temps réel à l’audience par visioconférence, pourvu que notre identité puisse demeurer confidentielle », ajoutaient-ils.

Une ordonnance de la cour pour exclure les médias de la salle d’audience ne suffirait pas à protéger leur identité, plaidaient les avocats, car des gens pourraient les apercevoir alors qu’ils entrent à la Cour d’appel.

« La tenue de l’audience à huis clos, à elle seule, ne permettrait pas de soustraire à la vue du public les procureurs se dirigeant vers la salle d’audience », expliquaient-ils.

Le greffier de la Cour d’appel du Québec a acquiescé à cette demande hors de l’ordinaire.

« Le système Teams qu’emploie la Cour permet d’assister ou de participer à une audience sans user d’une caméra et sans s’identifier ou en audio seulement, et les mesures nécessaires pourront être prises à cette fin par les avocat.e.s en question », a-t-il décrété.

Contraire aux principes fondamentaux de la justice

Le 25 mars dernier, La Presse révélait la tenue récente au Québec d’un procès criminel secret dont toutes les traces auraient été effacées. L’accusé dans cette affaire était un informateur de police accusé d’un crime dont la nature demeure confidentielle et condamné à une peine gardée secrète. Aucun numéro de dossier n’avait été ouvert, les procédures s’étaient déroulées dans un « huis clos complet et total », des témoins auraient été interrogés hors de la cour, le jugement n’a pas été publié et à ce jour, même le nom du juge reste inconnu.

Cet arrangement entre les parties a empêché le Barreau d’exercer un contrôle sur le comportement des avocats impliqués et caché au public l’arrangement convenu entre la police, la Couronne et le précieux informateur.

La Cour d’appel avait ensuite annulé la condamnation de l’accusé et décrié cette façon de faire « contraire aux principes fondamentaux » de la justice et « incompatible avec les valeurs d’une démocratie libérale ».

« En somme, aucune trace de ce procès n’existe, sauf dans la mémoire des personnes impliquées », expliquaient les juges de la Cour d’appel qui s’étaient penchés sur le dossier. Ceux-ci n’ont toutefois pas rendu publics les noms des procureurs, des avocats de la défense et du juge impliqué dans cette procédure hors norme. Ils n’ont pas donné de détails sur la nature des accusations ni sur la peine imposée.

Depuis, de nombreuses organisations journalistiques, ainsi que le procureur général du Québec et la juge en chef de la Cour du Québec, ont demandé qu’une partie des informations leur soient rendues accessibles.

Ce sont ces demandes que les juges de la Cour d’appel Marie-France Bich, Martin Vauclair et Patrick Healy entendront à partir de lundi prochain. Ces mêmes juges avaient acquitté l’informateur de police.

Encore des arguments à huis clos

En plus de tenir secrète l’identité des procureurs de la Couronne, le greffier de la Cour d’appel a décidé que l’audience serait scindée en deux. Une partie sera publique, mais une autre se déroulera à huis clos, afin que la population, les médias et le procureur général du Québec ne puissent pas entendre les arguments qui justifient que le procès initial ait été tenu en secret.

Les procureurs du SPPC ont déjà annoncé dans leurs observations écrites à la Cour qu’ils s’opposent à ce que tout détail sur cette affaire soit rendu public, y compris l’endroit au Québec où le procès s’est tenu.

La divulgation de tout renseignement permettant de repérer le dossier judiciaire en cause permettrait évidemment d’identifier [l’accusé] et donc d’enfreindre le privilège de l’informateur.

Les procureurs du Service des poursuites pénales du Canada

« Si, pour certaines situations, le seul fait de caviarder le nom d’un individu peut suffire à satisfaire l’obligation de confidentialité imposée par le privilège, d’autres requièrent une restriction beaucoup plus élargie, pouvant aller jusqu’à une audience complète à huis clos », ajoutent-ils.

Le SPPC affirme aussi que la Cour d’appel n’est pas habilitée à revoir l’ordonnance de confidentialité émise en première instance. Seul le tribunal ayant entendu le procès secret pourrait modifier ces ordonnances, selon les procureurs de la Couronne, qui refusent de nommer ce tribunal.

Mardi, l’ancien patron des procureurs qui ont mené le procès secret, MAndré Albert Morin, a répété à La Presse qu’il n’avait « ni demandé ni autorisé » un procès secret. MMorin, qui est maintenant à la retraite et se présente comme candidat du Parti libéral du Québec dans la circonscription de l’Acadie, a renvoyé toutes les autres questions à son ancien employeur.

Pas de cas similaires connus

La Presse a demandé au Service des poursuites pénales du Canada combien de fois ses procureurs avaient comparu en camouflant leur identité dans l’histoire de la Couronne fédérale. Nous avons aussi demandé si le port d’une cagoule ou d’un déguisement avait été envisagé pour les procureurs qui voulaient dissimuler leur visage.

« En ce qui concerne la question portant sur la comparution de procureurs à visage caché, le SPPC n’est pas au courant si une telle approche a été précédemment adoptée par un tribunal au Canada », a répondu Nathalie Houle, porte-parole de la Couronne fédérale.

Le mode de comparution des parties à l’audience relève des pouvoirs de gestion du tribunal qui demeure maître de sa procédure dans le respect des règles de droit pertinentes.

Nathalie Houle, porte-parole de la Couronne fédérale

« Lorsque les circonstances le justifient, un tribunal peut prévoir un mode de comparution particulier applicable aux parties au dossier ; par exemple, lorsqu’il s’agirait de préserver un privilège juridique ou encore d’assurer la sécurité d’une personne », a-t-elle expliqué.

Une autre porte-parole de la Couronne fédérale, Elizabeth Armitage, a déclaré de son côté par courriel que la Cour d’appel avait eu tort de parler d’un « procès secret ».

« Le SPPC n’intente pas de poursuites en secret et ne mène pas non plus de procès secrets », dit-elle, sans donner plus de détails.

Des commentaires sur le procès secret 

J’ai eu des discussions avec les directions de la Cour supérieure et de la Cour du Québec, et tous sont unanimes sur ce point : cela ne doit pas se faire au Québec et ça n’arrivera plus.

Simon Jolin-Barette, ministre de la Justice du Québec, le 31 mars dernier

C’est invraisemblable et c’est très déplorable.

Richard Wagner, juge en chef de la Cour suprême, en entrevue avec Le Devoir le 7 avril dernier

Ça remet complètement en cause les fondements du système de justice. […] C’est tellement grave, ce qu’on a appris. Il faut, comme élus, comme gardiens de la démocratie au Québec, se saisir en commission de cet enjeu.

Véronique Hivon, porte-parole du Parti québécois en matière de justice, le 29 mars dernier

De quel droit on nous a imposé un procès caché ? C’est du jamais vu !

Alexandre Leduc, porte-parole de Québec solidaire en matière de justice, le 31 mars dernier