Des informations selon lesquelles l’ancien commissaire de l’UPAC Robert Lafrenière aurait « orchestré un système de fuites » d’informations sensibles afin de faire avancer ses intérêts personnels ont mené à l’arrêt du processus judiciaire contre l’ancienne vice-première ministre Nathalie Normandeau en 2020, révèlent de nouveaux documents rendus publics lundi.

Certaines fuites auraient été « synchronisées avec des dates charnières de l’agenda politique de l’Assemblée nationale » pour aider Robert Lafrenière à obtenir un nouveau mandat à la tête de l’Unité permanente anticorruption (UPAC) et favoriser la transformation de l’organisation en corps de police spécialisé.

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C’est ce qu’écrit le juge de la Cour du Québec André Perreault, dans sa décision de septembre 2020 ordonnant l’arrêt du processus judiciaire pour délais déraisonnables dans la cause de Mme Normandeau, de l’ancien vice-président de la firme Roche Marc-Yvan Côté et d’autres individus accusés de corruption, d’abus de confiance et de fraude.

Une partie du jugement et des pièces déposées durant les procédures étaient couvertes par un interdit de publication qui vient d’être levé à la suite de requêtes présentées par plusieurs médias, dont La Presse.

En entrevue avec La Presse jeudi dernier, Robert Lafrenière a démenti les allégations et promis de défendre sa réputation. « En aucun temps, je n’ai orchestré quelque fuite que ce soit pour faire avancer mes intérêts personnels », assure-t-il.

Il déplore que la fuite de documents confidentiels de l’UPAC dans la sphère publique ait « scrappé » une des plus grosses enquêtes sur des soupçons de corruption en politique. Il maintient aussi que l’arrestation de Mme Normandeau était parfaitement justifiée.

M. Lafrenière et les autres dirigeants de l’UPAC mis en cause n’ont pas été entendus par le juge Perreault pour donner leur version de cette saga et ne font l’objet d’aucune accusation à ce jour.

Détourner l’attention

Dans son jugement, le juge Perreault souscrit à une théorie formulée par le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI), qui mène depuis près de quatre ans une enquête baptisée « Projet Serment » sur les fuites à l’UPAC et sur la façon dont la direction de l’organisme y a réagi.

Selon cette théorie exprimée en octobre 2019 par un enquêteur du BEI, le commissaire Robert Lafrenière, son responsable des enquêtes, l’inspecteur André Boulanger, la conjointe et adjointe de celui-ci, la lieutenante Caroline Grenier-Lafontaine, et l’enquêteur Vincent Rodrigue étaient les principaux suspects des fuites d’informations sensibles à l’UPAC. Ils auraient ensuite déclenché une enquête interne sur les fuites, baptisée « Projet A », qui aurait détourné l’attention en ciblant d’autres personnes, notamment le député libéral Guy Ouellette, arrêté en 2017 et jamais accusé.

« La théorie de la cause du Projet Serment est qu’André Boulanger et lui [Robert Lafrenière] ont participé aux fuites contrôlées. […] Le Projet A a été initié alors que M. Lafrenière savait que c’était la direction de l’UPAC qui en était responsable. André Boulanger, Caroline Grenier-Fontaine et Vincent Rodrigue ont instrumentalisé l’enquête du Projet A pour contrecarrer le cours de la justice. Quant à Martin Prud’homme [directeur général de la Sûreté du Québec au moment des faits], à l’époque, on croyait qu’il avait pu entraver l’enquête du Projet A, ce qui s’avérera inexact par la suite », écrit notamment le juge Perreault, citant un enquêteur du BEI, Michel Doyon.

À la fin de son jugement, le juge Perreault affirme toutefois « qu’il se peut fort bien que l’enquête Serment évolue et que la preuve diffère à moyen long terme ».

Il indique aussi qu’il n’a pas à être convaincu « hors de tout doute raisonnable » que les personnes mentionnées ont bien commis ces gestes : au moment où il rend sa décision, l’enquête du BEI tend à démontrer que des inconduites de la direction de l’UPAC ont été cachées aux accusés, que le système judiciaire a été aiguillé sur de fausses pistes, le tout ayant contribué aux délais déraisonnables qui justifient un arrêt du processus judiciaire contre Nathalie Normandeau et ses coaccusés, explique le magistrat.

Mûr pour « passer la moppe »

En 2019, le BEI avait relevé 54 publications dans les médias révélant des informations provenant d’enquêtes de l’UPAC et 37 fuites provenant de 8 dossiers d’enquête différents.

Le BEI attribue trois de ces fuites à André Boulanger, six à Robert Lafrenière, huit à Anne-Frédérick Laurence, ancienne responsable des communications de l’UPAC, et deux à Michel Pelletier, ancien commissaire associé à l’UPAC, pour un total de 19. Il restait donc 18 fuites orphelines en 2019.

À la lecture des documents, on comprend que Robert Lafrenière a été soupçonné pour une fuite destinée à mettre de la pression sur les procureurs du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), parce qu’il aurait été insatisfait de leur « lenteur », et une autre qui concerne une enquête sur la Société immobilière du Québec et qui a fait l’objet d’un reportage à Radio-Canada en 2018.

Au sujet de la fuite destinée à mettre de la pression sur le DPCP, une avocate a fait une déclaration au BEI selon laquelle M. Lafrenière lui aurait dit que si elle révélait ça, « il serait mort » et mûr « pour passer la moppe à l’Assemblée nationale ».

Selon les documents, Robert Lafrenière aurait également rencontré au moins deux journalistes chez lui.

Quant à André Boulanger, pour éviter que l’enquête de l’UPAC sur les fuites de Mâchurer sur le financement du Parti libéral du Québec soit éventée, il a rencontré un journaliste de La Presse durant l’été 2017.

Lors d’une réunion en août 2017 avec des subalternes, il aurait aussi avoué avoir fait une fuite contrôlée pour mettre de la pression sur les procureurs du DPCP, mais aurait demandé que personne n’en parle. Cet aveu aurait provoqué un profond malaise parmi les membres de son équipe.

« À partir de ce point, il y a eu beaucoup de réactions et le tout venait de changer notre vision de l’enquête. Boulanger admet faire des fuites alors que notre enquête porte justement sur des fuites », a confié l’enquêteur Louis Dufour à ses homologues du BEI, selon des documents déposés en cour.

Tensions dans l’équipe

Les documents du BEI déposés durant les procédures de l’affaire Normandeau nous permettent pour la première fois d’avoir un aperçu de l’enquête menée par l’UPAC sur les fuites de documents sensibles de Mâchurer et qui s’est soldée par l’arrestation du député Guy Ouellette.

À leur lecture, on peut en tirer la conclusion que dès le départ, en juin 2017, l’enquête faisait face à plusieurs écueils. À plus d’une reprise, des enquêteurs ont confié à leurs collègues du BEI qu’ils n’étaient pas à l’aise « que l’UPAC enquête sur l’UPAC ».

Deux enquêteurs du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) ont quitté l’équipe avec fracas, notamment parce qu’ils auraient préféré, comme d’autres, que l’enquête soit donnée à un corps de police indépendant ou à la Gendarmerie royale du Canada.

Une procureure et des enquêteurs pensaient que le directeur de la SQ, Martin Prud’homme, qui avait des contacts avec Guy Ouellette durant l’enquête, aurait dû être inclus dans les cibles.

De la microgestion alléguée par certains policiers, le fait qu’André Boulanger était le conjoint de son adjointe, Caroline Grenier-Lafontaine, et l’important réseau de contacts de Guy Ouellette causaient également des tensions au sein de l’équipe.

L’inspecteur André Boulanger, la lieutenante Caroline Grenier-Lafontaine et l’enquêteur Vincent Rodrigue, qui étaient considérés comme suspects par le BEI en octobre 2019, ont décliné une demande d’entrevue de La Presse.

À ce jour, l’enquête Serment du BEI se poursuit.

Dans les documents déposés en cour, on apprend notamment que :

  • un analyste de l’UPAC, Éric Desautels, a dit aux enquêteurs du BEI que certaines fuites avaient « un lien potentiel évident » avec le député Guy Ouellette, l’ancien policier Richard Despatie et le policier actif Stéphane Bonhomme, de l’UPAC. Il croit toutefois qu’aucun lien entre ces trois personnes ne peut être fait pour d’autres fuites. Il en déduit que les fuites provenaient de plus d’une personne ;
  • les registres téléphoniques de Guy Ouellette ont révélé que celui-ci avait été en contact, durant l’enquête de l’UPAC sur les fuites, avec de 25 à 30 policiers actifs, dont Martin Prud’homme ;
  • un enquêteur des projets Joug et Lierre sur le financement du PLQ et suspecté de fuites était mal à l’aise avec l’arrestation de Nathalie Normandeau, qu’il considérait comme une victime ;
  • l’ancien procureur de la commission Charbonneau MDenis Gallant a raconté à un enquêteur avoir reçu une offre pour devenir commissaire à l’UPAC, que le contrat lui a même été télécopié alors qu’il se trouvait en Floride, mais qu’il a dû le déchirer à la dernière minute lorsque le gouvernement a décidé de reconduire Robert Lafrenière dans ses fonctions.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l’adresse postale de La Presse.

Avec la collaboration de Vincent Larouche, La Presse