Avant que son existence ne soit rendue publique, la technologie de reconnaissance faciale controversée de Clearview AI suscitait un tel engouement au sein de la Gendarmerie royale du Canada, en 2019, que ses dirigeants avaient invité l’entreprise à faire une démonstration lors d’une conférence internationale d’Interpol sur l’exploitation des enfants.

La technologie américaine, qui permet d’identifier des suspects en comparant leur visage à une banque de plus de 3 milliards d’images de citoyens glanées sans consentement sur les réseaux sociaux, est qualifiée d’outil de « surveillance de masse illégale » par le commissaire à la protection de la vie privée du Canada et ses homologues provinciaux.

La semaine dernière, les commissaires ont pondu une déclaration commune réclamant une loi spécifique pour encadrer l’utilisation de la reconnaissance faciale par les policiers, justifiée en grande partie par la récolte d’images de citoyens « de manière déraisonnable » par Clearview AI.

Des documents obtenus par La Presse grâce à la Loi sur l’accès à l’information montrent que la Gendarmerie royale du Canada (GRC), lorsque questionnée par les journalistes sur son utilisation de Clearview AI en 2020, a d’abord voulu protéger cette « technique d’enquête » qui était jusqu’alors passée sous le radar. Le corps policier avait à ce moment-là déjà fait l’acquisition de deux licences auprès de Clearview AI, qu’elle avait justifiées en disant que la technologie avait permis au FBI américain de localiser jusqu’à 150 enfants victimes d’agressions sexuelles par année, alors que ce nombre était auparavant de 50.

Les enfants continueront à être abusés sexuellement et exploités en ligne [si la demande de licence est rejetée]. Il n’y aura personne pour les secourir parce que l’outil qui aurait pu être déployé pour les sauver n’a pas été jugé assez important.

Extrait d’une « demande d’approbation » de la GRC obtenue par La Presse grâce à la Loi sur l’accès à l’information.

Quelques semaines plus tard, un responsable du Groupe de lutte contre l’exploitation des enfants dans internet (GLEEI) proposait à une haute dirigeante de l’entreprise de venir faire une démonstration de l’intégration de Clearview à la base de données de l’unité lors d’une conférence d’Interpol prévue à Lyon ou Singapour en octobre ou novembre 2020.

Enquête

Une enquête menée par le Commissaire fédéral à la vie privée a plus tard révélé que la GRC avait ensuite autorisé la création de 16 comptes auprès de Clearview sans « fournir une justification raisonnable de leur raison d’être ou de leur utilisation » ni même procéder à une évaluation de la conformité de l’outil avec la Loi sur la protection des renseignements personnels. Aucun de ses experts internes du Service d’enquêtes techniques « n’était au courant de l’utilisation de cette technologie, alors même que la technologie de Clearview était largement utilisée dans cinq divisions différentes de la GRC ».

Résultat : des milliards de personnes se sont retrouvées tous les jours, 24 heures sur 24, dans une parade d’identification policière.

Conclusion de l’enquête menée par le Commissaire fédéral à la vie privée

Bien que la reconnaissance faciale puisse aider à « résoudre des crimes graves », estiment les commissaires, celle-ci représente un risque « trop élevé » d’atteinte à la vie privée pour être utilisée tous azimuts, ont-ils affirmé dans une déclaration commune.

« Même si certaines atteintes à ce droit peuvent être justifiées dans des circonstances précises, les gens ne renoncent pas à leur droit à la vie privée » pour autant, soulignent les commissaires. « Le cadre juridique actuel pour le recours à la reconnaissance faciale par les services de police au Canada est insuffisant pour contrer les risques afférents pour la vie privée et les autres droits fondamentaux. »

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

Une plainte fondée pour La Presse

Plusieurs détails contenus dans cet article proviennent d’une demande d’accès à l’information transmise le 10 février 2020 à la GRC. En vertu de la Loi sur l’accès à l’information, le corps policier avait 30 jours pour y répondre. « La GRC n’a pas respecté son obligation de répondre à la demande dans le délai prescrit » et n’a pas fourni d’explication justifiant pourquoi il a fallu plus de 26 mois pour le faire. « La plainte [de La Presse] est fondée », conclut le directeur principal d’enquêtes du Commissariat à l’information du Canada, dans une réponse à une plainte que nous avons officiellement faite… il y a près d’un an.